Jacques Frémeaux: De quoi fut fait l’empire, les guerres coloniales XIXe siècle CNRS éditions décembre 2009.
Ce fort volume de près de 600 pages représente l’aboutissement d’un travail de recherche qui devrait assurément faire date. Pour la première fois en effet c’est une histoire totale des politiques de conquête coloniale menée par toutes les puissances occidentales mais également par la Russie à partir de 1830. Tous les thèmes sont effectivement abordés. Beaucoup d’entre eux ont déjà largement été traités par d’autres auteurs. On pense notamment aux différentes justifications de la colonisation, à la place des troupes indigènes et à leur organisation, mais d’autres sujets comme les tactiques des stratégies adoptées, les préoccupations en matière de logistique, ne l’avaient encore jamais été de façon aussi précise.
La première partie de l’ouvrage revient sur les points communs qui animent les colonisateurs, leur désir de conquête : depuis, leur volonté de se constituer des débouchés pour leurs économies ou leur population, la nécessité de disposer de points d’appui maritime ou de contrôler leurs confins, ce qui était assurément la principale motivation de la puissance russe.
On revient également ici sur la nature de ces guerres, qui ne se limitent pas à de simples incidents engageant des effectifs réduits l’auteur utilise le terme de guerres absolues dans la mesure où à partir de 1830 et pendant tout le XIXe siècle la conquête ne vise rien de moins que le contrôle total du territoire. Pour ce faire les chefs militaires disposent d’une large liberté d’action qui leur permet de s’affranchir parfois du contrôle du pouvoir politique. On cite d’ailleurs l’exemple de ses généraux russes qui se livrent à des initiatives très éloignées des décisions du pouvoir central, au Turkestan entre autres.
L’ouvrage permet également de bien connaître l’organisation des armées coloniales des autres puissances colonisatrices. Le fonctionnement des tirailleurs sénégalais est assez bien connu, par contre on découvrira ici le subtil dosage entre populations mis en place dans l’armée des Indes. Le tournant à cet égard a été constitué par la grande mutinerie de 1857, plus connu sous le nom de révolte des Cipayes.
Toujours dans les faits pas forcément bien connus, la colonisation des territoires à l’ouest des Appalaches est également traitée par l’auteur qui évoque d’ailleurs l’organisation de régiments noirs pendant la guerre de sécession et ensuite, l’utilisation de soldats issus des nations indiennes, y compris pour combattre des tribus faisant parti de la même nation. Ce sont des Apaches chiricahuas qui ont permis de venir à bout des apaches Navajos dirigés par Geronimo.
Les défaites des colonisateurs
Parmi les chapitres les plus intéressants de cet ouvrage très complet, et notamment ceux qui pourraient trouver une application très concrète dans ce qui reste encore du programme d’histoire en terminale S., à savoir l’histoire de la colonisation, celui qui est consacré aux défaites des armées coloniales face aux indigènes.
Ce chapitre permet assurément de montrer que rien n’a été simple en la matière. Que les populations indigènes ne se sont pas forcément laissées subjuguer par la puissance militaire de leurs envahisseurs. Ces guerres coloniales sont très différentes de celles qui faisaient référence à l’époque, à savoir celle de la révolution et de l’empire qui inspiraient assurément la réflexion des états-majors à défaut de celle des officiers de terrain. Ces derniers ont dû très vite s’adapter aux conditions de la guerre qui leur était imposée par leurs adversaires.
La guerre de siège, la conquête de places fortifiées, n’est pas forcément une partie de plaisir. En 1836 à Constantine le maréchal Clauzel, dépourvu de munitions doit faire retraite tandis que les Russes, aux confins du Daghestan est de la Tchétchénie subissent un échec cinglant en 1842 et en 1845. Lors de la guerre du Turkménistan, en 1879, le général Lomakine ne parvient pas à venir à bout de la forteresse de Dengil Tépé. Il perd 20 % de son effectif devant des troupes qui résistent farouchement, attitude a laquelle les Russes n’étaient pas habitués.
L’épisode le plus connu est celui de la retraite de Kaboul en 1842 qui a valu à l’Afghanistan le nom de cimetière des empires.
Cet épisode mérite d’être raconté plus en détail : dans le cadre de la compétition en Asie centrale entre l’expansion russe et l’avancée britannique à partir des Indes, Kaboul avait été occupé en août 1839 par l’armée anglaise. Les Britanniques s’étaient installés dans une garnison située au pied des hauteurs qui dominent la ville, avec femmes et enfants, comme s’il s’agissait de s’installer à proximité d’une ville en Inde. La révolte éclate en 1841, le camp britannique est encerclé, et un protocole d’évacuation est signé le 1er janvier 1842. Lors de la retraite, les Britanniques sont attaqués en permanence dans les défilés enneigés. Il n’y aura qu’un seul survivant à atteindre le poste de Jalalabad, à 150 km de Kaboul.
Les défaites des coloniaux ne sont pas simplement liées à des embuscades. Les armées coloniales ont pu dans certains cas être vaincues en rase campagne, sur un champ de bataille où elle disposait pourtant de l’arme de supériorité constituée par l’artillerie.
En 1883, les troupes Égypto-Soudanaises commandées par un ancien de l’armée des Indes, le général Hicks, se retrouve piégé après une marche forcée dans le désert d’un mois et le 5 novembre la formation en carré devant laquelle devait se briser les assauts des troupes du Mahdi , est anéantie. La tête de Hicks est envoyée au Mahdi en souvenir.
De la même façon, l’auteur revient sur les guerres indiennes et tout particulièrement sur la défaite de Little Big Horn, le 25 mai 1876. Dans ce cas précis c’est le mépris de l’adversaire, la volonté de remporter un haut fait d’armes qui ont conduit la colonne Custer au désastre. Les épisodes de ce type sont nombreux, pendant les guerres indiennes, mais aussi en Afrique du Nord, lors de la conquête de l’Algérie et du Maroc. Le 13 novembre 1914, alors que la guerre fait rage sur le territoire national, le colonel Laverdure est battu par les berbères lors des combats lors des combats d’El Herri. Encore une fois, ce sont des initiatives hasardeuses qui expliquent des défaites aussi cinglantes.
La défaite lors de la bataille d’Isandlwana, en 1879, lors de la guerre contre les Anglais et les Zoulous, est davantage liée à une sous-estimation des effectifs engagés et une absence de munitions qu’à de véritables erreurs tactiques.Par contre c’est le cas à Adua, en 1896, lorsque les italiens subissent la plus grave des défaites d’une armée coloniale. L’erreur semble avoir été davantage celle du président du conseil Crispi, qui ne semble pas avoir fourni les moyens nécessaires au corps expéditionnaire, même si les erreurs du général Baratieri semblent sur le terrain extrêmement important. Le résultat est sans appel : la moitié des 10 000 soldats engagés et tuée.
L’étude très complète s’achève par une évaluation un peu rapide du coût de ces guerres, qui semble finalement assez réduit, dans la mesure où la guerre de conquête se faisait surtout au détriment des vaincus. Les politiques incitaient d’ailleurs les généraux à vivre sur le pays.
Enfin, pour ce qui concerne la cruauté de ces guerres, l’auteur fait une évaluation des pertes humaines globales qu’il évalue pour toute la période à 150000 par an du côté des colonisés de 1830 à 1914. Les pertes sont d’avantage liées à la maladie ou à la perturbation des circuits d’approvisionnement qu’aux batailles elles mêmes. Toutefois certains chefs militaires se comportent avec attitudes que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de génocidaires. On pense notamment à l’attitude du général Von Trotha lors de la révolte des Herreros en Namibie. Les pertes occidentales sont infiniment plus modestes. La cruauté de ces guerres est évidemment évoquée et de part et d’autre, l’inventivité dans la barbarie est parfaitement partagée.
Étonnement, pitié et sentiment de l’inutile sont les trois termes qui concluent cette étude. Étonnement pour l’aspect grandiose de cette aventure qui s’est étendue sur trois continents avec des effectifs somme toute assez limités. Pitié pour les sacrifices et les victimes de part et d’autre, enfin sentiment de l’inutile lorsque l’on dresse le bilan réel de cette colonisation.
Bruno Modica