Recueil d’études sur les sorties de guerre des 2 guerres mondiales.
Le rétablissement de la paix n’est pas seulement euphorie de la victoire pour les vainqueurs et soulagement de la survie pour les vaincus. Il ne suffit pas que les armes s’apaisent pour que s’opère le retour à la normale. La guerre, qui a absorbé les énergies et colonisé les âmes, laisse sa marque sur les êtres et leurs relations personnelles. La démobilisation du quotidien et la reconquête de la vie privée ne vont pas de soi. Éclipsée par le silence des sources et la trivialité de son objet, la thématique de la réappropriation de l’intimité au sortir de la guerre est longtemps demeurée en friche. Dès lors, c’est un champ d’étude encore largement inédit qu’explore ce recueil, issu d’un colloque organisé en juin 2008 sous le signe de l’IEP-Paris et réunissant les contributions de dix-sept historiennes et historiens français, américains et européens.

Présentés et supervisés par deux solides maîtres d’oeuvre, Bruno Cabanes, auteur d’une synthèse remarquée sur La Victoire endeuillée (Le Seuil, 2004) de 1918, et Guillaume Piketty, spécialiste du Gaullisme et de la Résistance, les articles ainsi rassemblés sont centrés sur le XXe siècle et, à l’exception d’une communication liée à la Guerre d’Algérie, consacrés aux deux guerres mondiales. Différents angles d’approche s’affirment.

Le retour à l’intime est évidemment celui, déjà abordé par certains historiens comme Antoine Prost, des anciens combattants renouant plus ou moins malaisément avec l’existence ordinaire des hommes de la rue. On ne sort pas indemne de l’expérience intense de la guerre et du péril de la mort imminente. Rendus à la vie civile, nombre de vétérans des tranchées restent captifs d’une singulière «nostalgie du Front», dont ont témoigné entre autres Teilhard de Chardin ou, sous forme littéraire, Louis Aragon dans son roman Aurélien. Un conflit plus tard, des réactions analogues s’expriment parmi les résistants démobilisés de “l’Armée des Ombres”. La sortie de guerre peut aussi, derrière les apparences de la reconnaissance officielle, habiller le sort des invalides de guerre soviétiques de nombreuses équivoques matérielles et institutionnelles. Elle peut encore dissimuler, sous les atours de la propagande officielle, les ambiguïtés «genrées» d’un archétype tel que la figure du G.I. couvert de baisers par les Françaises à la Libération.

La situation de l’Allemagne vaincue de 1945 ouvre un autre axe de réflexion. La chute apocalyptique du nazisme s’accompagne d’une vague massive de suicides aux moments et motifs différenciés. L’exemple de Munich permet d’appréhender l’existence précaire et désorientée de la population dans l’univers des ruines. Enfin, la crainte de la vengeance et du châtiment dans l’Allemagne d’après-guerre exprime un sentiment de culpabilité qui tourne vite au déni dans le climat équivoque de la dénazification effective. Face aux vaincus, les victimes survivantes bénéficient de la mise en place d’un vaste réseau de camps de personnes déplacées qui devient le laboratoire de la doctrine et des pratiques humanitaires internationales ultérieures. Une communauté juive en transit se reconstitue dans ce cocon, balayant le projet d’anéantissement hitlérien par la vitalité de son affirmation sioniste et d’une natalité prolifique. Enfin, un tableau précis de la naissance et de l’évolution du «syndrome du survivant» souligne les souffrances psychiques extrêmes des rescapés de la déportation.

Un troisième angle de vision pénètre au cœur de l’intimité des couples et des familles en envisageant les équilibres domestiques qui émergent de l’après conflit, dans l’optique de la problématique du genre à laquelle sont particulièrement attentifs les contributeurs anglo-saxons. L’imaginaire des retrouvailles exprimé par les correspondances de guerre épouse les espoirs fantasmés d’une normalité abolie, et nourrit un fragile flux de papier voué à devenir relique après avoir été preuve de vie. Après 1918, les discours sociaux d’après-guerre sur les idéaux de genre et les représentations nouvelles des rapports entre les sexes expriment le poids du conflit et de la mortalité de masse des jeunes hommes. Quand les soldats ne rentrent pas, la pleine reconnaissance sociale des veuves de guerre s’exprime par le biais d’une puissance juridique et familiale incontestée dans l’exercice de la tutelle des orphelins. Quand ils reviennent en vie, que ce soit des tranchées en 1918 ou de captivité en 1945, les difficultés de réinsertion au foyer ne s’énoncent pas seulement dans les relations de couple à redéfinir ou à réinventer, mais également dans les liens paternels à construire ou à consolider. Le revenant peut alors parfois prendre la figure du gêneur, voire de l’intrus. La cellule familiale qui se reconstitue enregistre souvent une évolution des rapports entre ses membres qui traduit une meilleure affirmation des femmes.

De ce tour d’horizon clair et fluide, très homogène par la qualité du propos à travers la diversité des approches, ressort une histoire du banal et du quotidien émouvante autant que stimulante. Le souffle de la guerre qui s’éteint laisse une empreinte indicible dans le trouble des consciences, le silence des familles et l’inflexion des normes. Le retour à l’intime s’énonce ainsi comme un autre chemin dans l’antre de la guerre.

© Guillaume Lévêque.