Les Mascareignes revêtent au cours du XVIIIè siècle un rôle stratégique croissant dans la rivalité qui oppose les Anglais et les Français en Inde et dans le commerce avec l’Orient. L’archipel est administré jusqu’en 1767 par la Compagnie des Indes orientales puis par les pouvoirs royal, révolutionnaire et impérial jusqu’en 1810. Bourbon présente un intérêt accru pour la Compagnie à partir des années 1710-1720 lorsque la culture du café y est introduite (1718), lorsque les Français s’établissent à l’île de France après son abandon par les Hollandais qui l’ont « occupée » de 1598 à 1710 et à la suite de l’implantation des Français en Inde.
Dans un premier temps, Olivier Fontaine s’intéresse aux « mises en défense de Bourbon » (pp. 35-171). Il constate que, jusqu’aux années 1710, la défense de Bourbon n’est pas la préoccupation majeure des autorités. Pour assurer l’ordre et la défense de la colonie, une première milice est formée en 1696. Sous des formes diverses, cette milice d’habitants existe jusqu’en 1810. Mais il s’agit davantage pour le gouverneur de l’époque « d’exercer un contrôle sur les habitants que d’organiser une véritable force armée performante. » (p. 265) Les rades ne sont protégées par aucune artillerie digne de ce nom alors que l’abandon de Fort-Dauphin (Madagascar) en 1674 a fait de Bourbon la seule escale française sur la route des Indes. Sans parler des fortifications…, réduites à un fortin ! Autant dire que « Bourbon reste une île ouverte, disponible pour celui qui en déciderait la conquête. » (p. 47)
La nouvelle Compagnie des Indes créée en 1719 entend développer la culture du café et construire des magasins pour y entreposer les récoltes, développer l’île de France voisine et, malgré les échecs récents, ne pas renoncer à s’implanter à Madagascar. Si quelques soldats sont envoyés à Bourbon, le gros est retenu à l’île de France et rien ne change en matière d’artillerie et de fortifications jusqu’au milieu du XVIIIè siècle. Alors, la quantité comme la qualité des batteries de canons s’améliorent progressivement. Après 1803, les fortifications de l’île disposent ainsi d’une bonne puissance de feu : « les agissements des flottes anglaises montrent jusqu’au dernier moment leur souci constant de ne pas se frotter à l’artillerie de l’Ile. » (p. 165) La troupe est, quant à elle, mal équipée : les fusils sont « d’une variété incroyable » (p. 168) et ils viennent souvent à manquer. La défense et l’ordre doivent donc être assurés surtout par les habitants qui doivent veiller à contenir divers dangers : à l’extérieur, la piraterie, jusqu’en 1730, et la concurrence commerciale et coloniale des Britanniques ; à l’intérieur, le marronnage, qui atteint un premier paroxysme dans les années 1730-1738, avant celui de l’époque révolutionnaire.
Dans un deuxième temps, Olivier Fontaine s’attache à étudier « les hommes de la défense » (pp. 175-311) : le nombre de soldats demeure insuffisant, toujours en-deçà des besoins ; une partie des soldats envoyés d’Europe par la Compagnie des Indes meurent au cours du trajet ou désertent, d’autres sont retenus à l’île de France. De 1768 à 1810, « Bourbon ne reçoit comme militaires pour sa défense que des détachements de trois ou quatre compagnies envoyés par l’île voisine, et relevés tous les six mois ou chaque année. Ce principe […] entérine définitivement une vision stratégique selon laquelle Bourbon devient une simple annexe de sa voisine, celle-ci lui envoyant des détachements ponctuels, comme elle en attribue aux divers points de défense de son propre territoire. » (p. 187) Cette situation de pénurie de soldats de métier aboutit à les cantonner à la défense des deux pôles de l’île, Saint-Denis au nord, Saint-Paul à l’ouest. Et encore doit-on leur adjoindre des éléments de la milice. Devant la faiblesse du nombre de soldats envoyés de métropole, on s’achemine donc vers la constitution d’une troupe recrutée localement : ce sont les « Volontaires de Bourbon » (1758-1803), puis le « Bataillon des Chasseurs et Artilleurs des Colonies orientales ». Bourbon, en fait, manque de tout : d’artilleurs de métier, d’armuriers ou d’ouvriers pour les travaux militaires.
Face à la pénurie de soldats, il convient de mobiliser la population, principalement par le biais de la milice de Bourbon, plusieurs fois réorganisée au cours de la période : transformée en troupes nationales en 1767, puis en garde nationale, en 1790, elle est à la fois chargée de maintenir l’ordre, de lutter contre le marronnage, d’assurer la garde des côtes et de servir d’appoint aux troupes régulières en cas de guerre. Olivier Fontaine parle même d’un processus de « militarisation totale des habitants » (p. 64). Et, comme dans d’autres colonies, on fait aussi appel aux libres de couleur et aux esclaves. Ces derniers sont utilisés pour le service de l’artillerie, la construction de fortifications ou la réfection des chemins. Mais les colons rechignent, voire s’abstiennent de les confier aux autorités pour les temps de corvées.
Dans un troisième et dernier temps, Olivier Fontaine se consacre aux « obstacles à l’organisation de la défense de l’île » (pp. 315-500). Le premier, qui préoccupe grandement notre auteur, est la sujétion de Bourbon à l’île voisine, à partir du gouvernement de Mahé de La Bourdonnais (1735-1746). Après la perte de Pondichéry, l’île de France conforte même son importance puisqu’elle devient, en 1784, le siège du gouvernement général des établissements français à l’est du Cap de Bonne-Espérance. Olivier Fontaine va jusqu’à affirmer que, dès le début, l’île de France « s’est littéralement ‘nourrie’ de Bourbon, ne réussissant son développement que grâce aux productions vivrières de sa voisine du sud-ouest » (p. 29) et que « l’île Bourbon n’a plus d’existence propre, dans l’esprit des ministres de la Marine comme dans celui des administrateurs généraux, elle fait partie de l’île de France. » (p. 338) D’ailleurs, Bourbon reçoit à peine un quart des fonds alloués pour la défense des Mascareignes. Une défense qui, à Bourbon, pèse surtout sur les colons, dont la plupart sont pauvres. Les tensions y sont grandes, tant au sein de la milice, où grades et responsabilités sont distribués en fonction du statut social et dont certains officiers « se comportent comme de véritables seigneurs dans leurs quartiers, abusant de leur autorité en toute impunité » (p. 377), que dans l’armée où se côtoient des officiers intégrés, par mariage, à quelques-unes des grandes familles de l’élite coloniale, et soldats sans perspectives qui se signalent par des débordements divers : rébellion, vol, désertion, etc.. Parmi les obstacles à une défense efficace, on note aussi la difficulté des autorités à choisir le « point de défense principal de Bourbon » (p. 341) : Saint-Denis, chef-lieu depuis 1738, ou Saint-Paul ?
L’ouvrage s’achève sur l’un des épisodes majeurs de l’histoire de Bourbon : la prise de l’île par les Anglais en 1809-1810. Ceux-ci connaissent son dispositif de défense et savent qu’il est préférable de prendre les défenses à revers au lieu de les affronter ; de plus, ils peuvent compter sur la connivence d’un « solide parti anglophile » (p. 457) qui s’appuie sur quelques notables influents, mus par des convictions contre-révolutionnaires. Le pouvoir impérial, en décrétant la conscription, s’est par ailleurs aliéné une bonne partie des colons. L’île est donc prise rapidement, la résistance des troupes soldées et de la milice n’ayant été, selon l’auteur, qu’un « simulacre » (p. 76). En effet, Olivier Fontaine remet radicalement en cause la vulgate selon laquelle «les Réunionnais ont défendu leur île contre les assauts de l’ennemi avec courage, du mieux qu’ils pouvaient » mais que « la pénurie de troupes et de matériel ayant eu raison de leur ténacité, ils ont dû se rendre après de valeureux combats lesquels ont forcé le respect des Anglais qui leur ont en conséquence accordé une capitulation honorable. » (p. 484) Le récit de la prise de Saint-Paul en septembre 1809 qui s’achève par le suicide du gouverneur Des Bruslys permet de montrer qu’une « grande majorité des élites locales » (p. 497) ne souhaite pas une victoire française et s’abstient, dès lors, d’entrer dans une franche résistance à l’attaque britannique.
Au total, l’ouvrage d’Olivier Fontaine fourmille de détails qui raviront les amateurs d’histoire militaire traditionnelle et, surtout, cite de larges extraits des archives qu’il a sollicitées pour son travail. Cela devrait satisfaire les professeurs de La Réunion qui ont, souvent, le plus grand mal à trouver des sources utilisables pour adapter certains aspects du programme aux enjeux locaux. On pourra cependant regretter que le livre ne comporte aucun index et très peu de cartes et que le plan adopté, qui conduit à de trop nombreuses redites, fasse perdre parfois le fil d’une histoire qui peut paraître relativement complexe à ceux qui n’y ont pas été préalablement initiés. Une autre architecture aurait permis à l’auteur de ramasser son volume et à l’éditeur de le proposer ainsi à un prix moins élevé.
Notre principale critique concerne l’un des axes du travail d’Olivier Fontaine : si nous concédons que la question de la sujétion de Bourbon à l’île de France puisse constituer l’une des clés d’explication de la faiblesse du dispositif de défense de Bourbon, nous ne comprenons pas, en revanche, la façon dont elle est présentée. Par ses prises de positions très hostiles au gouvernement des Mascareignes et sa distribution de bons et mauvais points aux protagonistes de l’époque, l’auteur cède à une « manie du jugement » contre laquelle Marc Bloch mettait en garde : à quoi bon rouvrir un débat sur les mérites réels ou supposés des deux principales îles de l’archipel dans la stratégie française au sein de l’océan Indien quand on le sait réglé, par les différents pouvoirs, au moins depuis les années 1730 et prendre le parti systématique de tous ceux qui étaient hostiles à la domination de l’île de France ? L’auteur aurait pu se contenter de souligner certaines incohérences de la politique française dans l’océan Indien. Mais la manière dont est envisagée la question permet finalement de comprendre pourquoi il se montre aussi sévère à l’égard de l’action de La Bourdonnais. On est loin de l’excellent portrait tout en nuances qu’en avait dressé il y a plus de vingt ans Philippe Haudrère (La Bourdonnais. Marin et aventurier, Editions Desjonquères, 1992) qui mettait tout de même en lumière l’importance de son action à Bourbon. Assez curieusement d’ailleurs, les administrateurs ne sont éclairés, aux yeux de notre historien, que lorsqu’ils sont possessionnés à Bourbon : Antoine-Marie Desforges-Boucher, Joseph Brenier et Jean-Baptiste Bouvet de Lozier, pour s’en tenir à la période antérieure à 1763. On peut alors comprendre qu’ils aient oeuvré à une meilleure défense de « leur » île…
Il n’en demeure pas moins que, dans ses principales conclusions, l’ouvrage d’Olivier Fontaine corrobore les acquis de la recherche : « Globalement, l’océan Indien n’a jamais été une priorité pour la Marine royale » et les compagnies commerciales « n’ont jamais pu s’appuyer sur des bases militaires solides », comme le rappelle l’introduction au récent recueil d’articles de Philippe HAUDRERE, Les Français dans l’océan Indien. XVIIè-XIXè siècle, P.U.R., 2014.