Titre original : Imperial Heights: Dalat and the Making of French Indochina, Berkeley, University of California Press, 2011. Traduit de l’anglais par Agathe Larcher-Goscha.
Une aventure d’archive perdue
La couverture montre le visage d’une actrice sud-vietnamienne à Dalat (Đà Lạt) au début des années 1960. L’auteur, professeur à l’Université de Toronto, croise ici deux sujets, l’espace indochinois, déjà abordé dans sa thèse sur le régime de Vichy dans trois colonies et le rôle de la cure coloniale, objet d’un autre ouvrageEric Jennings, à la cure les coloniaux ! thermalisme, climatisme et colonisation française (1830-1962), Presses universitaires de Rennes, 2011. Édition originale : Curing the Colonizers: Hydrotherapy, Climatology and French Colonial Spas, Duke University Press, 2006.. Il est question cette fois de Dalat, station de montagne hautement symbolique. E. Jennings a d’abord joué les aventuriers de l’archive perdue pour retrouver à Hô Chi Minh-Ville les papiers de la Résidence supérieure d’Annam. L’ouvrage original comportait un chapitre de plus, consacré au Dalat Palace Hotel. Description fine du territoire de la relation coloniale à l’échelle locale, cette étude rend compte de réalités humaines éloignées des stéréotypes mémoriels habituels, opposant l’hôpital pour tous – ou la voie ferrée – au génocide tropical.
Le charme kitsch de la ville prophylactique
Capitale officieuse du pouvoir colonial à 240 kilomètres au nord-est de Saïgon, Dalat est une ville-paysage souvent décrite comme une Chamonix ou une Davos kitsch. Elle est construite pour les Français étouffant dans la moiteur tropicale de Saïgon. Une mortalité effrayante les amène à chercher à échapper aux fièvres mais les cures en France représentent un temps de transport important et sont coûteuses pour le budget colonial (le budget autonome d’une colonie). La recherche de sites d’altitude sur place débute avant qu’on découvre en 1892 que le moustique est le vecteur du paludisme. La possibilité pour les fonctionnaires coloniaux de se reposer dans un cadre moins mortifère, tenant lieu de réserve d’identité nationale a donc servi la présence française dans cet espace tropical. C’est en ce sens qu’Eric Jennings affirme que Dalat a permis l’Indochine.
Le « bon » Yersin et la « brute » Debay : mourir pour un air meilleur
Contrairement à d’autres stations, Dalat est une création coloniale. Pour échapper à la mort du colonisateur sous les tropiques, le gouverneur Paul Doumer charge deux hommes de découvrir le site idéal. Victor Debay est un militaire champenois et Alexandre Yersin, médecin d’origine suisse, est le découvreur du bacille de la peste. Debay découvre Bana, resté un centre secondaire. L’anecdote s’arrêterait là si l’auteur ne montrait pas ce qu’ont dû endurer les indigènes employés. Témoignages indigènes et dossier militaire de Debay se conjuguent pour révéler un psychopathe dont le pedigree impressionne par la liste des violences liées à à ses accès de colère. Au delà de l’interrogation sur la représentativité d’un personnage aussi caricatural, le lecteur songe que la complaisance dont il bénéficia en dépit d’une hiérarchie hostile éclaire la rancœur accumulée devant les « verdicts de raceExpression empruntée par E. Jennings à Albert Sarraut.». Alexandre Yersin explore quant à lui le plateau du Lang-Bian où il met au jour le futur site de Dalat. Son nom est donné au lycée de Dalat et plus tard au lycée français de Hanoï.
Une petite France, loin des moustiques et des indigènes
Dalat n’est pas reliée à Saïgon par chemin de fer avant 1937. La petite France du Lang-Bian échappe aux moustiques mais aussi, dans l’imaginaire colonial, aux Annamites, dont un stéréotype historiquement démenti veut qu’ils répugnent à la vie en altitude, contrairement aux ethnies montagnardes. La prise de distance avec l’indigène se révèle pure illusion compte tenu du grand nombre d’emplois indirects en plus de la domesticité recrutée pour le transport et le séjour. L’étude de la dimension ségrégationniste des choix d’urbanisme atteste que celle-ci n’est pas exclusivement raciale et la présence d’élites indochinoises dans les territoires urbains des Français ne se réduit pas à la famille de Bao Daï. La situation des enfants métis est instrumentalisée par et pour l’ordre colonial qui cherche à les franciser à Dalat. Les développements sur la dimension raciale de la sélection au lycée méritent nuance car cette ségrégation sociale existait en France où coexistaient deux filières parallèles, ancêtres de l’actuel collège unique. Le cursus primaire des bons élèves des couches modestes pouvait se prolonger à l’école primaire supérieure, le lycée restant réservé aux enfants des élites qui s’y préparaient par le passage au petit lycée de la 6e à la 3e. E. Jennings relève cependant dans un courrier le fondement racial du refus d’inscrire un élève de Pondichéry. Le latin fait aussi obstacle à l’intégration des enfants des élites indochinoises mais il faut le replacer dans le contexte de la querelle du début des années 1920 entre partisans d’une filière moderne, défendue par Édouard Herriot, et défenseurs du latin obligatoire, autour de Léon Bérard. L’ouvrage montre qu’après 1945, les administrateurs commencent à se sentir embarrassés vis-à-vis de tout ce qui peut porter un caractère discriminatoire « trop » visible.
Valse avec Decoux
Jusque très tard dans la guerre d’Indochine, Dalat fait figure d’îlot français préservé de toute influence autochtone, pure illusion à laquelle l’embuscade de 1948 et le massacre de 1951 apportent un démenti sanglant. Sous Ngô Dinh Diêm, qui préfère gouverner depuis Saïgon, la ville reste promue comme une destination touristique importante avant de devenir un lieu de repos du guerrier américain. Elle a connu un récent regain, marqué par le centenaire de la station en 1993. Au milieu des symboles désuets de la domination coloniale, une soirée de jeunes Vietnamiens dans l’hôtel de l’ancienne résidence du gouverneur général permet à l’auteur de clore l’ouvrage sur le Vietnam d’aujourd’hui dansant sur les ruines de l’Indochine.