L’ouvrage qu’il nous est donné ici de recenser sort dans le contexte de préparation des concours de l’agrégation d’espagnol pour les sessions 2020 et 2021. Il porte sur l’une des deux questions de civilisation, intitulée « Explorations, conquêtes et revers de conquête : les confins amérindiens de l’Amérique du Sud (années 1530 – années 1600) ». Thématique d’autant plus passionnante qu’elle aborde un certain nombre de territoires qui ont fait l’objet de recherches décisives au cours des dernières années mais que les ouvrages de bonne vulgarisation ont souvent négligés. C’est donc l’occasion de sortir de la zone de confort habituelle que constituent le Mexique et le Pérou sous emprise hispanique. La lettre de cadrage invite d’ailleurs à s’affranchir de la vision globale selon laquelle « la défaite des empires expansionnistes amérindiens » signerait l’achèvement de la conquête, relayée par « une colonisation somme toute paisible, n’usant de la force des armes que de manière ponctuelle, voire marginale ». En Amérique du Sud, les « espaces de confins d’empire qui ont fait barrage à l’expansion » hispanique révèlent l’ampleur des revers subis par les conquistadores qui se heurtent à « un monde amérindien d’une complexité et d’une diversité souvent sous-estimées ».
Fidèle à sa réputation, la collection Atlande a confié à un auteur (un seul, alors qu’un tel sujet en laissait espérer plusieurs…) le soin de débrouiller le thème pour les agrégatifs. Précisons d’emblée qu’Alvar de la Llosa, professeur à l’université de Lyon II, n’est pas un spécialiste de la question. Contemporanéiste, il a soutenu en 2003 une thèse intitulée « La politique latino-américaine de la France après la Seconde guerre mondiale et son évolution sous la première présidence de Charles de Gaulle, (1945-1965) » et a rédigé récemment, chez Atlande, le manuel d’agrégation consacré aux « Orients péruvien et bolivien (1821-1939)« .
L’ouvrage s’articule donc, comme de coutume, autour de quelques entrées destinées à éclairer la question (« Introduction et repères », « Problématiques », « Outils », « Bibliographie », « Chronologie », « Personnages », « Glossaire ») et se termine par un court « Index ».
L’auteur se devait d’analyser pour les candidats les différences facettes de la question, dans ses aspects spatiaux, chronologiques, factuels et notionnels. Si l’on suit la lettre de cadrage, il s’agit de porter son regard sur trois zones en particulier : Amazonie, Orénoque; Río de La Plata, Paraguay, Chaco; Chili, Tucumán. Si le Chaco fait une apparition furtive, le livre se focalise sur le Rio de La Plata, le Paraguay, le Chili et le Tucuman. Rien sur l’Amazonie et l’Orénoque. En guise de rattrapage à leur sujet, l’auteur a cru bon d’insérer, dans la rubrique « Personnages », deux notices relatives aux conquistadores Lope de Aguirre et Orellana qui ont exploré ces territoires et, dans le « Glossaire », cinq pages sur le mythe d’El Dorado… Bien maigres compensations !
La période scrutée court donc des années 1530 aux années 1600, soit de sept à huit décennies. Or, à aucun moment l’auteur ne précise cette chronologie en fonction des zones à étudier. La « Chronologie » détaillée qui accompagne le texte (pp. 339-349) déborde largement les bornes de la question puisqu’elle s’étale de 1492 à 1683 (avec une très grossière erreur puisque l’auteur situe à cette date le décès du roi Philippe II, dont on sait qu’il eut lieu en 1598…).
Quant aux notions-clés de la question, elles ne sont guère explicitées d’emblée : par exemple, l’auteur aurait pu analyser conjointement les notions d’« exploration » et de « conquête » pour montrer que, loin d’être distinctes dans leur nature, comme on le présente parfois, elles vont souvent de pair et s’accompagnent d’une même violence. Quant aux « revers de conquête », au cœur du sujet, le livre en donne maintes illustrations sans toutefois les replacer, selon nous, dans une perspective historiographique propre à reconsidérer un certain nombre d’idées reçues sur la conquête (la référence à l’ouvrage majeur de Matthew Restall Seven Myths of the Spanish Conquest, Oxford University Press, 2003, dont une traduction en espagnol a été publiée l’année suivante. consacré aux mythes de la conquête aurait été, de ce point de vue, plus que pertinente). Quant au terme « confins », il aurait dès le début mérité une explicitation. Au lieu de cela, l’auteur dissémine ses remarques sur la polysémique notion de « frontière » au fil du texte.
Dans l’ensemble, l’auteur chemine le long des cinq axes de réflexion proposés par la lettre de cadrage : les expéditions « tierra adentro » (qu’on traduit habituellement par « arrière-pays » et qui peut être entendu comme les confins des territoires sous emprise espagnole) qui étendent les fronts de conquête; la construction de l’ennemi de frontière, sous les vocables de « barbares », « sauvages » et « cannibales » ; les horizons mythiques qui motivent les conquérants ; le cadre dérogatoire dans lequel s’opère la domination (l’encomienda, la guerre juste, le travail forcé, l’esclavage amérindien, les déportations) ; enfin, les guerres amérindiennes et les impuissances coloniales. Si l’auteur aborde toutes ces questions, c’est toutefois de manière très dispersée et souvent confuse.
Il est toujours délicat de rédiger un manuel destiné à guider les candidats aux concours de l’enseignement, a fortiori quand on n’est pas spécialiste de la question. Disons-le tout net : ce manuel introduit trop souvent de la confusion dans les faits et notions à assimiler au lieu d’aider à leur appréhension progressive et raisonnée.
C’est que le livre souffre d’abord, globalement, d’un déficit de construction. L’« Introduction » et les « Repères » forment ainsi une suite de paragraphes dont on cherche en vain la logique. Commencer par l’évocation des captifs européens d’amérindiens dans l’Amérique du Nord du XIXè siècle peut surprendre quand on s’attend à entrer dans un thème censé se dérouler au coeur de l’Amérique du Sud du XVIè siècle. Les chapitres qui structurent ensuite la partie « Problématiques » ne sont nullement problématisés puisqu’il s’agit le plus souvent d’une succession de fiches. On sent bien que l’auteur a pris du plaisir à lire un certain nombre de références sur le sujet ; mais au lieu de faire l’effort de synthétiser et de problématiser ses lectures à destination d’un public assez néophyte, il se contente de longues citations nonchalamment commentées.
Enfin, l’on peut s’interroger sur certaines manières de procéder. Est-il scientifiquement acceptable d’intituler un chapitre « Avant l’ethnogenèse était le verbiage… » (pp. 59-74) ou de faire une conclusion hors de propos (s’achevant qui plus est sur un anachronique cri de révolte : A 500 años, la lucha continua) autour de la dénonciation du coup d’Etat anti-Morales de 2019 en Bolivie ? Est-il éditorialement convenable, pour étoffer l’ouvrage d’un bon tiers, de fournir 123 pages de documents quasiment bruts (pour l’essentiel des extraits d’écrits de l’époque étudiée dont 100 pages d’extraits de la Cronica del Reino de Chile attribuée à Pedro Mariño de Lobera et datant probablement de 1593…), sans commentaire ou mise en perspective dignes de ce nom ?
Le lecteur soucieux d’appréhender plus efficacement la question aura tout intérêt à se tourner vers un manuel excellent Jimena Paz Obregon Iturra, Andrés Castro Roldan et Christophe Giudicelli, Revers de conquête et résistances amérindiennes. Les confins de l’Amérique du Sud espagnole au XVIè siècle, Belin Education, 2019, 351 p. qui bénéficie, lui, de l’expertise de trois remarquables spécialistes.