La Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine présente un ouvrage collectif original traitant de la dénonciation du crime du Moyen Âge au XIXe siècle. Ce beau volume n’est pas une histoire de la dénonciation mais un recueil de nombreuses études inédites ou rééditées d’historiens et notamment d’historiens du droit. L’introduction précise l’objet d’étude : la dénonciation du crime ici définie et limitée à l’acte de dénoncer au monde de la justice et de la procédure. La dénonciation est l’un des moteurs du processus d’étatisation ou de publicisation de la justice du Moyen Âge au XIXe siècle. La notion de dénonciation est une notion complexe qu’il ne faut ni confondre avec la délation ni avec la plainte. L’acte de dénoncer s’exerce dans le respect des codes sociaux. Au fil des siècles, la réflexion sur cet acte s’enrichit, les institutions s’organisent et les comportements s’adaptent à la codification juridique toujours plus importante.

Saisir la justice.

Dénoncer est un acte à la fois politique, social et culturel. Dénoncer nécessite de connaître les rouages de la justice et de ses codes. Le dénonciateur doit connaitre, admettre et se soumettre aux règles judiciaires. Élisabeth Lusset, dans son article « Dénoncer le crime au sein des monastères au Moyen Âge (XIIe-XVe siècles), rappelle que l’origine évangélique de la dénonciation. La correction fraternelle est élaborée à partir du passage de Matthieu 18, 15-17. Cette correction s’interprète d’abord en lien avec la foi et le discours théologique. La dénonciation fraternelle se fonde sur à la fois sur le désir de réparation et sur l’attente de la grâce divine et de la rémission des péchés. Cette correction a également un rôle normatif. La communauté espère la pénitence pour recouvrer l’intégrité de l’individu et de la communauté toute entière. Dénoncer est un acte individuel mais qui s’inscrit dans un cadre collectif. La communauté a la volonté de connaitre et de faire connaitre les crimes à défaut de les empêcher. La dénonciation doit respecter les codes communautaires.
La dénonciation s’inscrit dans une stratégie qui dépasse, le plus souvent, l’acte de vengeance. Dénoncer n’est jamais un acte automatiquement individuel ou systématiquement conduit de manière isolée. Dénoncer participe à la criminalisation de certains actes et comportements. La population peut ainsi mettre à l’écart un individu dont elle n’admet plus les comportements.
Dénoncer est particulièrement difficile lorsque le dénoncé est un supérieur hiérarchique ou membre d’une institution. Marie Houllemare, dans son article « Rendre publique une ‘dénonce’ au milieu du XVIe siècle, le procès des magistrats de Savoie » traite d’une affaire opposant, au sein du Parlement de Savoie, le procureur du roi au président et à plusieurs conseillers et auxiliaires de justice de cette cour. Cette affaire révèle que la façon de penser et de définir le crime change. Il est désormais conçu comme désobéissance à la loi ou au souverain. La volonté du souverain d’imposer sa loi et son pouvoir l’amène à prendre le contrôle des institutions juridiques et à écarter ceux qui ne le servent pas correctement. Le souverain encourage la dénonciation du crime de lèse-majesté. Kévin Saule, dans son article « ‘Pour la décharge de sa conscience et pour le bien de la justice’. Des difficultés de la dénonciation du curé délinquant au XVIIe siècle », rappelle que dénoncer un curé n’est pas une démarche anodine. Les dénonciations restent peu nombreuses. Seules les victimes directes ont l’audace de le faire. Aussi l’institution ecclésiastique n’hésite-telle pas à enquêter à partir des rumeurs.

Recevoir la dénonciation.

Bruno Lemesle, dans son étude « Dénoncer le crime aux XIIe-XIIIe siècles », montre l’évolution de la notion de crime. À priori jusqu’au XIIe siècle, la notion de crime était partiellement superposée à celle de péché. Puis l’Église dissocie péché et crime. Sous le pape Innocent III, la nature des actes dénoncés et le statut des dénoncés changent radicalement. La dénonciation devient un des trois modes d’introduction de l’instance judiciaire. La dénonciation devient un acte judiciaire. Il ne s’agit plus seulement de corriger les péchés mais de punir des crimes. Cet essor est lié au fait que les institutions ont compris l’intérêt qu’elle pouvait tirer de cette démarche : affirmer leur autorité. L’Église encourage la dénonciation au nom de la charité mais souhaite limiter la délation. Les autorités deviennent précautionneuses. Le droit canon codifie la dénonciation. Le Décret de Gratien distingue avec précision la dénonciation de la délation. Une punition est prévue pour les délateurs : la peine du talion. Autrement dit, la peine prévue pour le délit dénoncé est appliquée au délateur.
La dénonciation questionne les moyens d’information du juge. Les mécanismes de surveillance et de signalement des délits sont peu connus. Julien Briand, dans son étude de « La place de la dénonciation dans la procédure rémoise des XIVe et XVe siècles », met en lumière l’évolution du système juridique qui passe progressivement d’un système accusatoire à un système inquisitoire. Alors qu’au début du Moyen Âge, le terme de dénonciation est un terme au sens neutre, il se spécialise et prend le sens de signaler à la justice un acte ou une personne. La dénonciation porte surtout sur les violences physiques et les atteintes aux prérogatives du seigneur. La différence entre dénonciation et rumeur se pose désormais. La dénonciation désigne désormais une forme spécifique de l’action judiciaire. La dénonciation a n’est ni une accusation ni une plainte. Mais la dénonciation permet l’intervention de la justice et la mise en place d’une collaboration étroite entre le dénonciateur et le juge. Recevoir la dénonciation contribue à créer un dialogue entre l’institution judiciaire et ceux qui réclament justice.

Imposer la justice publique.

Les institutions ont la volonté de récupérer les informations par le biais de la dénonciation. Les appels à a dénonciation sont au cœur du fonctionnement des justices urbaines. Le recours à la récompense ou à la menace a pour but d’encourager ceux qui informent et d’effrayer ceux qui se taisent. Progressivement, les institutions passent de l’encouragement à dénoncer à l’obligation de dénoncer. Maria Luisa Carlino, dans son étude de « La dénonciation par écrit des barbiers : les documents des tribunaux criminels de Rome (XIVe-XVIe siècles) », montre que les médecins et les barbiers sont contraints de dénoncer par écrit ceux qu’ils ont guéris ou vu mourir de blessures suspectes. Le passage de l’oral à l’écrit change la nature de la dénonciation. L’oralité confère à la dénonciation une dimension « fuyante ». La mise par écrit de la dénonciation lui confère un caractère fixe. Elle permet la mise en route de l’intervention judiciaire.
L’encouragement puis l’obligation de dénoncer sont des moyens pour rassurer la communauté et notamment ses membres les plus faibles. Margaux Buyck, dans son étude de « L’affaire Sirani : dénoncer le crime de poison dans la Bologne du Seicento », montre l’importance de l’encouragement à la dénonciation dans les affaires d’empoisonnement. L’institution judiciaire cherche à résoudre le plus vite ces crimes considérés comme insidieux, particulièrement atroces et vecteurs de chaos et d’insécurité. Pressée par une opinion publique particulièrement sensible, l’institution judiciaire a ainsi le prétexte pour intervenir dans des conflits privés.
La dénonciation permet d’imposer la justice publique. Aucun crime ne doit rester impuni. Le recours à la justice cherche à s’imposer comme le plus fiable et le seul légal. Mathieu Soula, dans son article « Saisir le juge en cas de crimes énormes et atroces en Languedoc aux XVIIe et XVIIIe siècles : un acte contraint mais malléable », rappelle que ces crimes ont un rôle essentiel dans le développement des procédures judiciaires. Crimes hors norme, ils permettent d’abord de graduer les crimes et les peines. Crimes monstrueux, ils servent souvent d’appui à l’État pour étendre, par une sévère et prompte répression, sa domination et son contrôle social. En favoriser la dénonciation est donc primordial. La justice rendue permet de construire et préciser la notion de victime, notion à la fois juridique et sociale. La victime, pour l’être, doit être reconnue comme telle.
Michelle Bubenicek, dans son article « Dénoncer son maître, dénoncer ses comparses : l’homme de mai, le juge, la foule et l’aveu ‘spontané’ (Comité de Bourgogne, fin du XIVe siècle) » montre comment le juge s’emploie à établir la chaine des responsabilités. Il fait usage de la dénonciation comme alternative à l’aveu. La dénonciation devient un outil au service de l’affirmation d’un pouvoir qui s’est progressivement construit et affirmé. Cependant, la saisine de la justice n’aboutit pas nécessairement à un règlement judiciaire du conflit. La vengeance, la composition pécuniaire, voire l’inaction restent possibles.
Chantal Amann-Doubliez et alii, dans leur article « Dénoncer un crime imaginaire. Le cas de la sorcellerie démoniaque en Suisse occidentale (XVe siècle) », montre que l’encouragement à la dénonciation et l’essor des enquêtes préliminaires propres à la procédure inquisitoire permettent l’apparition et le développement des dénonciations abusives. Dans un climat de peur et de suspicion sont dénoncés comme sorciers ceux dont la communauté souhaite l’exclusion. Un nouveau type de dénonciation apparait : celle des complices auquel l’accusé est contraint. Les autorités judiciaires sont désormais contraintes de repenser le statut des témoins et de mieux encadrer la vérification des paroles reçues. Elles constituent des archives.
Aude Musin, dans son article « Fait mandé et corps défendant. La procédure d’auto-dénonciation dans les Pays-Bas (XIVe-XVIIe siècles) », présente la dénonciation de soi ou l’auto-dénonciation. La réflexion théorique et juridique s’enrichit. L’action de dénoncer est traditionnellement associée à a figure de la victime. Or, il arrive que les actes soient portés à la connaissance de la justice par leurs auteurs. Cette procédure d’origine urbaine est fréquemment utilisée par les agresseurs à la fin du Moyen Âge. Elle relèverait même de la coutume urbaine. L’auto-dénonciation répond à une stratégie : éviter d’être dénoncé par autrui et espérer une sanction atténuée voire l’abandon des poursuites. Mais progressivement, elle perd peu à peu de son utilité. La justice institutionnelle traite les crimes avec équité. Seul l’appel à la grâce princière permet d’échapper à une peine sévère. Condamnation et grâce relèvent désormais du pouvoir princier.
Les institutions ecclésiastiques imposent aussi leur encadrement des fidèles mais aussi du clergé. Giovanni Romeo, dans son article « Denunciare i delitti contro la fede nell’Italia della Controriforma : la storia di un fallimento », montre le refus, durant la Contre-réforme italienne, d’absoudre le pécheur qui ne se dénonce pas et qui ne dénonce pas ses complices. Myriam Deniel-Ternant, dans son article « Livrer les prêtres aux officialités : la dénonciation comme outil de régulation sociale au XVIIIe siècle », rappelle que depuis le Concile de Trente (1545-1563), le clergé est soumis à des exigences accrues de moralité et d’exemplarité. Les institutions ecclésiastiques estiment que tout manquement de l’un de ses membres est un facteur de déstabilisation de l’ensemble de la communauté. La justice est conçue comme le moyen de permettre de rétablir l’ordre établi par Dieu et rompu par l’homme.
Georgiana Zaharia, dans son étude de la « Pâra in Molavia (in the 17th Century) », rappelle que la dénonciation permet deux choses : développer l’institution judiciaire, en lui accordant à elle seule le droit de punir, et uniformiser les pratiques judiciaires. Dénoncer participe à une justice de plus en plus autoritaire.
La dénonciation n’est pas le fruit des seules volontés politiques. Lorsque des appels à la dénonciation sont émis, la population choisit de coopérer ou non. Le succès de la dénonciation dépend de la volonté des populations. Or la dénonciation n’est pas toujours parfaitement anonyme. Elle n’offre pas systématiquement de garanties suffisantes de protection et de sécurité. Certains refusent de dénoncer. Antoine-Marie Graziani, dans son article « ‘Ce ne sont pas nos affaires’ : dénonciation et non dénonciation de malfaiteurs dans la Corse moderne », montre que certains, appelés à témoigner, refusent de s’engager malgré la contrainte imposée par les institutions. La justice se retrouve ainsi en échec, situation d’autant plus dommageable que, dans une île marquée par le clanisme, la vendetta est toujours un moyen d’agir. La non-dénonciation n’est donc pas à confondre avec l’absence de dénonciation. Elle relève d’une stratégie d’action.

Lutter contre les dénonciations calomnieuses.

Dénoncer a ses limites. Il faut protéger le dénonciateur d’éventuelles représailles mais il faut aussi protéger l’individu de dénonciations calomnieuses. En effet, la dénonciation peut émaner d’une volonté malveillante. Vincent Bernardeau, dans son étude de « La dénonciation calomnieuse au XIXe siècle : acteurs, circuits et implications », montre que la justice peut être utilisée par ceux qui n’hésitent pas à faire de fausses dénonciations. L’article 373 du Code pénal de 1810 qualifie la dénonciation calomnieuse comme un délit et expose le contrevenant à des sanctions. La dénonciation calomnieuse est définie comme une dénonciation relevant d’une mauvaise intention. Ce n’est pas tant la victime qui déclenche la nouvelle procédure que le ministère public qui se retourne contre le délateur.
Olivier Caporossi, dans son article « La faillite des dénonciateurs : un procès pour faux monnayage de 1674 au cœur de la Castille de Charles II d’Espagne » révèle qu’il existe des actes de contre-dénonciation. La contre dénonciation devient un moyen efficace de se défendre et permet au dénoncé de se présenter comme une victime.

Légitimer celui qui dénonce.

Dénoncer est un acte qui peut s’avérer difficile à entreprendre. L’acte suppose d’être reconnu comme légitime par la justice. Or tous les individus ne sont pas dans ce cas. La dénonciation peut ne pas être reçue. La dénonciation est une construction culturelle et sociale en lien avec l’histoire des mentalités. Certains individus ou certains groupes sociaux se voient niés, d’emblée, le statut de victimes. Christophe Régina, dans son article « Dénoncer l’adultère quand on est femme. Enjeux et pratiques de la scène judiciaire à Marseille au XVIIIe siècle », montre la contradiction de la justice qui n’autorise pas les femmes à dénoncer l’infidélité de leur mari alors même que l’infidélité est soit comme un crime, soit comme un délit. Le vocabulaire s’enrichit : la femme dénonce son mari pour « mauvais traitements ». La dénonciation féminine devient un enjeu politique. Réclamer le droit de dénoncer participe aux revendications d’égalité au sein du couple.
Carole Chabanon, dans son article « Dénonciation intra-muros : le silence a-t-il le dernier mot ? Étude d’histoire du droit comparé entre la France et le Québec au XIXe siècle », étudie le cas du détenu victime d’agression. Que ce soit en France ou au Québec, l’action de dénoncer un crime commis en prison se heurte à l’absence de procédure disciplinaire spécifique prévue. La dénonciation s’assimile alors à une simple réclamation. L’institution pénitentiaire n’ayant pas prévue de les écouter, les détenus ont davantage intérêt à se taire. L’aspect disciplinaire imposé au milieu carcéral l’emporte alors sur le droit.
Arnaud-Dominique Houte, dans son article « Que faire quand on est volé ? Porter plainte dans la France rurale du XIXe siècle », montre, qu’au XIXe siècle, la saisie de la justice n’est toujours pas une évidence pour tous. En milieu rural, beaucoup préfèrent les arrangements. Tenir à l’écart la justice semble encore le meilleur moyen d’obtenir une réparation satisfaisante.

La Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine offre un volume riche en études de cas sur un sujet passionnant. Les articles montrent que la dénonciation est un acte complexe qui ne saurait se satisfaire d’une explication équivoque. L’acte de dénoncer permet la construction progressive de la notion de victime et participe à l’exclusion des comportements que la communauté réprouve. La dénonciation devient un enjeu de pouvoir entre la communauté et les institutions politiques et judiciaires. Transformer la dénonciation en plainte permet de transformer les individus en coupables ou en victimes. Contrôler la dénonciation revient à contrôler, ou tout au moins à essayer de contrôler, les hommes et les comportements. L’institution judiciaire cherche à contrôler la communauté en imposant des codes comportementaux et des sanctions. La communauté cherche à contraindre ou à échapper à l’institution judiciaire en cherchant à faire réprimer tel comportement ou tel individu. On regrettera l’absence d’un article traitant de l’imaginaire de la dénonciation. En effet, on ne peut oublier que l’acte de dénonciation met en œuvre des mécanismes psychologiques précis, de volonté et d’intention, et renvoie à des affects et des fantasmes individuels et collectifs. Les pistes de recherches, nombreuses et variées, sont ouvertes. Cet ouvrage intéressera les historiens mais aussi les amateurs de littérature et de psychologie sociale.

Jean-Marc Goglin