Les démons des montagnes et des forêts
Les débordements de l’imaginaire dans l’espace européen au XVIe siècle

Les démons des montagnes et des forêts est un ouvrage s’intéressant aux pratiques de sorcellerie et à leur traitement par les autorités officielles, dans la Lorraine de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle. Il est l’oeuvre de Jean-Claude Diedler, chercheur associé de l’université de Strasbourg et historien des mentalités, spécialisé dans la violence sociale des communautés rurales aux XVIe et XVIIe siècle. Il est paru aux éditions L’Harmattan au printemps 2014.

La Lorraine à la fin du XVIe siècle

Dans les deux premiers chapitres du livre, l’auteur expose des données temporelles et spatiales nous permettant de cerner la question de la sorcellerie en Lorraine au XVIe siècle. Cette région fut en effet particulièrement affectée par le phénomène, où parrallèlement les autorités furent parmi les plus sévères d’Europe, les sentences capitales se comptant par centaines pour la fin du XVIe siècle. L’auteur explique cette intensité par deux phénomènes : d’abord, nous sommes au coeur des bouleversements religieux européens qui commencèrent avec la Réforme de Luther et se terminèrent au mieux avec la fin de la Guerre de Trente ans. Ceci explique une particulière nervosité des autorités sur la question de la sorcellerie, car la frontière était ténue avec l’hérésie ou constituait le meilleur argument pour éliminer des Chrétiens considérés comme déviants. De plus, La Lorraine étant un territoire frontalier entre la France et les Etats allemands, où l’agitation fut intense, on comprend qu’elle ait été l’objet de toutes les attentions officielles.

Sorcellerie dans les forêts vosgiennes

Mais ces arguments ne suffisent pas. L’auteur impute aussi à la sorcellerie une origine sociale et étatique : de fait, à l’époque, dans la région de Saint-Dié présentement étudiée, le pouvoir ducal lorrain avait lancé depuis plusieurs décennies une colonisation sur les marges forestières des vallées vosgiennes. Pour favoriser le mouvement d’implantation, il donna la possibilité aux simples paysans de devenir propriétaires; mais ceux-ci furent obligés de s’enfoncer dans la forêt et construire leurs exploitations dans des lieux très enclavés, peu propices à l’agriculture; voilà qui suffit à stimuler la sorcellerie, car l’isolement et les difficultés de la vie et des conditions de travail poussèrent certains à recourir à des solutions sataniques pour tenter d’améliorer le quotidien, puisque la miséricorde christique ne semblait pas servir à grand-chose pour adoucir les rigueurs du climat et de la terre. Face à ce phénomène, les autorités firent preuve d’une sévérité qui laisse pantois le lecteur contemporain.

Modalité de répression de la sorcellerie

L’auteur nous donne à voir la répression en action dans la deuxième partie de l’ouvrage, où il a compilé et mis en ordre les archives relatives au procès collectif de la plupart des membres d’une famille, les Rollat, paysans vosgiens accusés d’avoir participé à plusieurs reprises au sabbat – terrible crime satanique de la part d’un Chrétien à l’époque moderne. En ce temps, les procès de ce type se succèdaient sans cesse, résultant d’une floraison des pratiques magiques mais aussi d’un raidissement des autorités, ce qu’atteste l’ouvrage rédigé par un des juges du procès, Nicolas Rémy, codifiant le protocole d’interrogatoire des accusés, en s’efforçant de le rendre infaillible. Le résultat est une justice minutieuse, s’illustrant par sa rigueur et parfois sa sauvagerie. Autre époque, autres moeurs. Les pièces du procès sont structurées en deux temps, d’abord un premier où il s’agit d’interrogatoires, principalement verbaux, usant encore peu de la torture; c’est dans la deuxième partie du procès, où se déroulent condamnations et quelques relaxations, que l’on mesure toute la sévérité et l’inexorabilité de la justice (torture, peines capitales par le bûcher, utilisation des témoignages des membres d’une même famille et interrogatoires à charge).

Comprendre des archives judiciaires de l’époque moderne

L’auteur a dut procéder un gros travail de linguistique et de recherche lexicale pour nous rendre les pièces du procès intelligibles; il nous offre une réelle fluidité dans la lecture et la compréhension, étape par étape, de l’histoire de la famille Rollat. La mise en ordre est suffisamment claire pour restituer non seulement le déroulement du procès, mais aussi, sur la base des témoignages de chaque accusé, la vie dans un bourg rural isolé de la Lorraine du XVIe siècle, où l’on constate que l’imagination, battue par les difficultés de l’existence paysanne, produit des débordements étranges pour notre rationalité du XXIe siècle. On a le sentiment que les pratiques sabbatiques relevaient aussi de l’expression festive, singulièrement transformée par l’isolement des communautés mais ayant tout de même un rôle de lien social. Difficile d’appréhender cette inquiétante étrangeté du XVIe siècle, sans lire dans le texte les pièces du procès; l’on reste cependant choqué de la sévérité des peines de la justice officielle, qui procède à un véritable holocauste de personnes convaincus de sorcellerie, sans que l’on ne saisisse bien, à aucun moment, s’il peut être porté aux comptes des accusés des méfaits réels ou seulement des pratiques, certes interdites, illégales dirions-nous aujourd’hui, mais dans le fond inoffensives.

L’originalité du procès de la famille Rollat

L’auteur conclut son ouvrage par un chapitre dans lequel il cherche à montrer l’originalité de son étude micro-historique; en effet, les années 1980-1990 ont déjà beaucoup défriché le sujet de la sorcellerie et l’on pourrait penser que tout a été dit dessus. Mais avec l’étude de ce procès, l’auteur estime qu’il montre des formes encore non étudiées de répression, formes attestant d’une sévérité et de pratiques de sanctions d’une barbarie qu’on n’avait peut-être encore jamais mesurées à un tel degré d’intensité : une famille presque entièrement décimée, sur la base d’accusation relevant essentiellement de rumeurs, et reposant encore, à l’origine, sur les dires d’une enfant de neuf ans, qui de la sorte enverra ses parents et grands-parents sur le bucher, subissant elle-même certaines tortures, ainsi qu’un autre enfant, son cousin, qui pour sa part, après avoir été fouetté, se verra contraint à faire trois fois le tour du bûcher de ses parents. L’ouvrage termine sur cette vision, où l’on voit que les rites superstitieux, qui étaient reprochés aux accusés, trouvent en réalité un écho dans les pratiques officielles elles-mêmes : en effet, le chiffre trois revêt un aspect d’exorcisme; le jeune condamné, en effectuant la pénitence ordonnée par la justice, est censé se détacher de l’influence de ses parents et surtout de celle de Satan. Glaçant, de la part de personnages censés incarner la Justice.