Le présent ouvrage s’inscrit dans le partenariat maintenant bien établi entre les éditions Perrin et le magazine Guerres & Histoire qui a donné lieu depuis quelques années à des productions reprenant, sur une thématique particulière, des articles déjà publiés dans le périodique enrichis de quelques originaux. Après La Wehrmacht – la fin d’un mythe (2019), La guerre antique (2021), et L’armée française. Deux siècles d’engagement (2022), Jean Lopez et son équipe consacrent cette nouvelle réalisation à cette Armée Rouge qui fut le bras armé de l’URSS à partir de 1918.
Encore une fois, aussi historique soit-il, on remarquera que le choix du sujet n’est pas sans rapport avec le contexte géopolitique actuel, marqué par une résurgence (réelle ou, pour certains aspects, fantasmée) de la menace russe sur l’ensemble de l’Europe de l’Est où son empreinte mémorielle est encore forte, et l’implication en Ukraine dans une nouvelle guerre d’ampleur de son armée, dont on connaît l’atavisme et les héritages assumés avec la période communiste. Pour autant (et même si la fin du résumé de la quatrième de couverture insiste sur ce dernier point), l’ouvrage ne se focalise avec une rigoureuse justesse lexicale que sur la période 1918-1945 pendant laquelle les forces armées russes portèrent officiellement ce nom, avant de se voir attribuer celui d’« Armée soviétique »… peut-être à la déception initiale du lecteur moins puriste qui s’attend à y trouver des références à toute la période de la Guerre Froide au cours de laquelle leur emprise resta, à plus d’un titre, prégnante.
Dans l’ombre de Staline
L’Armée Rouge est donc essentiellement celle de Staline. Et il est vrai que les trois petites décennies de son histoire sont bien remplies, comme Jean Lopez le rappelle dans une forte introduction : deux terribles conflits (la Guerre Civile et ses prolongements inter-étatiques, et la Grande Guerre Patriotique qui l’oppose de 1941 à 1945 à l’Allemagne Nazie) dont elle sort finalement victorieuse, séparés par un entre-deux-guerres qui donne lieu à un foisonnement intellectuel inégalé ; trois périodes pourtant marquées par une vertigineuse alternance de succès et d’abîmes du fait de son dévoiement à un régime répressif et paranoïaque, qui en fait un instrument de domination interne. On est ici en de bonnes mains : déjà présenté dans les précédentes recensions, le prolifique Jean Lopez s’est en effet imposé comme le spécialiste français du conflit germano-soviétique à travers une série d’ouvrages. Après plusieurs titres parus chez Economica, on citera ceux rédigés avec Lasha Otkhmezuri dont le reconnu Barbarossa : 1941, la guerre absolue (2019), et un Kharkov 1942 qui a inauguré en janvier 2022 la belle collection Champs de bataille coédité par Perrin et le Ministère des armées dont il assure maintenant la direction. Avec Michel Goya, autre pointure dans son domaine, il a en outre déjà publié cette année, toujours chez Perrin, L’ours et le renard. Histoire immédiate de la guerre en Ukraine. C’est donc à sa plume qu’est due la majorité des articles, auxquels ne contribue cette fois-ci qu’une équipe restreinte.
Comme les précédents, l’ouvrage est classiquement organisée en grandes parties essentiellement chronologiques où sont distribués les dossiers, focus ponctuels, portfolios, témoignages usuels au magazine, et six articles inédits.
La première revient sur « les débuts de l’Armée rouge des paysans et des ouvriers » (p.17-103), dont un texte original détaille d’abord la genèse : née dans la tourmente de la défaite face à l’Allemagne, des menaces contre-révolutionnaires et interventionnistes alliées, elle est d’abord voulue comme une armée de classe, révolutionnaire dans son fonctionnement et ses objectifs ; mais ses insuffisances amènent vite Trotski à imposer le rappel des ex-officiers de l’époque tsariste, renommés « spécialistes militaires » et soumis au contrôle étroit des commissaires politiques, à rétablir la conscription et mettre en place une forte coercition. Le chaos institutionnel et humain persiste cependant ; Frounzé qui supplante Trotski en 1924-1925 refonde donc l’armée avec pour principes le mixage des modèles révolutionnaire et professionnel, une étroite soumission au parti, et l’appui sur une puissante industrialisation. On retrouve dans les pages qui suivent le gros dossier consacré à la méconnue guerre soviéto-polonaise de 1919-1920 paru dans le numéro 56 d’août 2020 du magazine, puis deux inédits de Jean Lopez : l’un sur la figure du talentueux et prudent maréchal Chapochnikov – auquel ses qualités militaires valurent jusqu’au bout l’exceptionnelle confiance de Staline –, l’autre sur l’effet réel de la grande purge de 1937-1938 (qui vit l’élimination, physique ou professionnelle, de 22 000 cadres et 5 000 commissaires politiques) sur les déficiences abyssales de l’armée rouge en 1941. Sont enfin évoqués les combats victorieux du Khalhin Gol de 1939 contre l’armée japonaise du Kwantung (« caméra au poing » paru dans le numéro 54 de mars 2020) et ceux des guerres d’« hiver » et de « continuation » (1939 à 1944) à travers le long témoignage du Finlandais Antti Henttonen, issu du hors-série n°2 (été 2017) qui en compile douze inédits de participants au second conflit mondial.
De l’abîme au firmament ?
L’ouvrage aborde alors « le temps des désastres » (deuxième partie, p.105-171), qui marquent les premiers mois de l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht. On retrouve ici le dossier complet sur l’opération Barbarossa (forcément) paru dans l’un des premiers numéros du magazine (le 2, de juin 2011) et écrit en collaboration avec Yacha MacLasha, deux articles de celui-ci sur les figures d’Alfred Liskow (déserteur allemand du 21 juin 1941) et Lev Mekhlis, impitoyable chien de garde politique du régime au sein des forces armées, et les témoignages recueillis par le même auprès de Leonid Okoun’ et Leonid Berenstein, qui connurent tous deux la guerre des partisans menés sur les arrières allemands.
Une troisième partie (p.173-289) se penche ensuite sur « la renaissance » de l’Armée rouge, celle qui va l’amener à la victoire de 1945. Y figurent logiquement les deux dossiers consacrés par le magazine à une relecture de la bataille de Stalingrad (numéro 11 de février 2013) et à une étude comparée des grandes offensives anglo-saxonnes et soviétiques – l’opération Bagration, qui devait aboutir à la destruction de tout un groupe d’armées allemand – de l’été 1944 (numéro 20 d’août 2014) ; ainsi que deux témoignages, ceux de Sacha Volkov, officier capturé en juillet 1943, et du poète Constantin Vanchenkin (tiré du hors-série déjà mentionné) qui servit dans l’arme parachutiste durant cette période. On y lira aussi avec intérêt une remise en perspective par l’historien allemand Roman Töppel de l’empoignade blindée de Prokhorovka, au paroxysme de la grande offensive de la Wehrmacht de juillet 1943 sur le saillant de Koursk, un désastre faussement érigé en succès décisif par des généraux craintifs du courroux stalinien (article initialement paru dans le numéro 59 de février 2021). Toute aussi passionnante est l’analyse de l’échec infligé à l’ultime attaque allemande sur le lac Balaton en Hongrie en mars 1945, issue du hors-série 14 de novembre 2022 qui reprend déjà le précédent.
Bien que toujours gravitant autour de la Seconde Guerre Mondiale, la dernière partie (p.291-384) l’aborde de manière beaucoup plus focalisée, comme son titre « Des hommes, des femmes et des armes » l’indique. Elle s’ouvre par une contribution originale qui dissèque le concept d’art opératif et ceux de ses deux applications pratiques successives, les bataille et opération dans la profondeur. L’ensemble émerge progressivement du brillant bouillonnement intellectuel, dominé par les figures de Toukhatchevski et Svetchine, que connaît l’Armée rouge entre 1925 et la seconde partie des années 30. Une fois surmonté l’immense choc de l’invasion allemande, l’excellence atteinte dans la conception des opérations conditionne la poussée victorieuse des armées soviétiques en 1944-1945, quelles que soient les insuffisances dans l’exécution. Sans surprise, cette remarquable synthèse est due à Benoist Bihan, co-auteur avec Jean Lopez d’un livre d’entretiens sur le sujet évidemment édité par Perrin en 2023. De façon complémentaire, sont ensuite traités dans deux autres intéressants inédits les parcours de deux « acteurs » de ces « opérations dans la profondeur » : la 2ème armée blindée de la Garde, qui combat de Koursk à Berlin, et l’omniprésent char T34. Le reste de la partie reprend le dossier sur les insuffisances de l’aviation de Staline publié dans le numéro 66 d’avril 2022, et (dans le désordre) d’autres articles déjà parus sur le NKVD, les snipeuses, les parachutistes, les opérations amphibies soviétiques, et des comparaisons de deux systèmes d’armes : Sturmovik contre Stuka (Benoist Bihan, dans le hors-série 10 de novembre 2020) et Nebelwerfer contre Katioucha (Frédéric Prenot-Guinard, numéro 51 d’octobre 2019).
Au final, a t-on dans les mains « un ouvrage complet, sans équivalent dans l’édition française » sur le sujet, comme le proclame la quatrième de couverture ? On remarquera tout d’abord que l’agrégation d’articles dont il est composé entraîne fatalement, comme pour les précédents, quelques « trous dans la raquette ». En l’espèce, et pour ne parler que des évènements, les opérations de la guerre civile (1917-1923), le conflit méconnu et victorieux avec la Chine (1929), la spectaculaire offensive de Mandchourie contre les Japonais (août 1945)… ne sont ainsi qu’épisodiquement évoquées au détour d’autres sujets. Omissions que le magazine travaille du reste à rattraper dans ses derniers numéros, puisque les combats de Crimée de 1920 sont traités dans le dossier du numéro 73 de juin 2023, et la guerre sino-soviétique dans celui actuellement en kiosque (76 de décembre) à travers une remarquable synthèse de Jean Lopez. Pareillement, on n’évite pas quelques répétitions. Ceci dit, et si on fait aussi abstraction du glossaire un peu fourre-tout qui agglomère sans aménagement les notes précédemment insérées dans les différents textes, c’est encore un bien bel ouvrage qui nous est proposé ici. Sur le fond, les articles clairs et incisifs passionneront l’amateur, tout en étant des portes d’entrée vers les études fouillées dont ils s’inspirent, les témoignages permettent de façon complémentaire de percevoir les événements à hauteur d’homme, et l’ensemble est servi par des visuels (photos, cartes, infographies…) efficaces et de qualité. La rigidité de la couverture assure enfin, par rapport aux précédentes publications, un fini bienvenu.
Une nouvelle fois, on a donc ici l’assurance d’excellents et enrichissants moments de lecture, qu’elle soit continue ou parcellisée.
CR par Stéphane Moronval, professeur-documentaliste au collège de Moreuil (80)