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Fritz Stern, historien de l’Allemagne, et son épouse l’éditrice Elisabeth Sifton, fille du théologien américain Reinhold Niebuhr rendent hommage à deux figures de la Résistance allemande, le pasteur Dietrich Bonhoeffer et son beau-frère Hans Von Dohnanyi, juriste et haut fonctionnaire, membre du contre-espionnage (l’Abwehr) qui joua un rôle important dans des conspirations antihitlériennes. Tous deux furent arrêtés en 1943 et exécutés en 1945. Les auteurs retracent leur itinéraire personnel et spirituel, les situent dans leur milieu familial et intellectuel. Comme l’indique le titre qui fait référence à l’ouvrage de Christopher Browning « Des bourreaux ordinaires », qui analysait les crimes commis en Pologne par un bataillon de police allemand, il s’agit pour les auteurs d’analyser les raisons qui ont conduit une petite minorité de l’élite religieuse et administrative allemande à s’opposer au nazisme. L’ouvrage est une biographie et un émouvant hommage à deux Résistants, mais il est traversé par une question souterraine que l’on pourrait formuler ainsi : » Pourquoi certains ont-ils compris l’essence du nazisme et ont-ils résisté ? »

Dietrich Bonhoeffer est né en 1906 à Breslau (Aujourd’hui Wroclaw)dans une famille de l’élite prussienne, installée à Berlin en 1912. Son père était psychiatre. La famille a été marquée par la première guerre mondiale, en particulier par la mort de l’un de leur fils. Tout en étant très patriote, la famille se montra très réservée sur la politique de guerre à outrance menée par l’état-major et Ludendorff. Après la guerre, Dietrich Bonhoeffer entreprit des études de théologie et devint pasteur. Il fut influencé par la pensée du théologien suisse socialisant Karl Barth, partisan d’un christianisme plus « intense », plus « radical » que celui un peu «froid» qui était enseigné alors en Allemagne. Cette dimension religieuse est essentielle pour comprendre les engagements ultérieurs de Bonhoeffer. Il étudia également une année aux États-Unis au moment de la Grande Dépression et effectua des séjours au Royaume-Uni. Sa sœur Christine épousa Hans Von Dohnanyi (né en 1902), fils d’un pianiste hongrois, avocat, qui devint conseiller du ministre de la justice Franz Gürtner qui demeura ministre pendant une partie du régime nazi tout en menant une action antinazie souterraine.

Dès 1932-1933 Bonhoeffer et Dohnanyi savaient qu’ils devaient lutter contre la barbarisation instaurée par le régime nazi. Dohnanyi tint ainsi une « chronique de la honte » qui recensait les exactions commises contre le clergé et les juifs. Bonhoeffer fut confronté au silence face aux exactions, et au ralliement d’une grande partie de l’Eglise luthérienne au nazisme. Ce fut en particulier le cas de la minorité des « chrétiens-allemands » qui mettaient l’accent sur les racines nordiques de la foi allemande, excluaient de l’Eglise les juifs convertis (Débat essentiel chez les pasteurs dans l’Allemagne nazie). Certains se présentaient même comme les « SA du Christ ». Dès 1933, Bonhoeffer estimait qu’il était possible de s’interroger sur la légitimité d’une action de l’Etat, développait le concept essentiel de sa théologie, » la responsabilité de protéger » et prenait conscience de la centralité de l’antisémitisme nazi. En avril-mai 1934, Bonhoeffer fut l’un des fondateurs de « l’Église confessante «, qui regroupa jusqu’à deux mille pasteurs et fut l’un des pôles de l’opposition religieuse au nazisme et à la doctrine des chrétiens-allemands. Mais l’Église confessante fut persécutée par les nazis (arrestations, interdiction de prier pour les personnes « absentes » c’est à dire concrètement les juifs ou les juifs convertis au protestantisme) et Bonhoeffer, surveillé par la Gestapo, vit ses activités d’enseignement fortement réduites. Il put malgré tout participer à la formation de pasteurs en Prusse. Pendant la guerre, il y enseigna qu’il ne fallait pas tuer un soldat désarmé et des civils.
Les agressons hitlériennes contre la Tchécoslovaquie renforcèrent la détermination de certains hauts fonctionnaires et militaires à renverser le régime et à tuer Hitler, mais les accords de Munich ruinèrent ces espoirs. En 1939, Dohnanyi entra dans le service de contre-espionnage (l’Abwehr) et devint l’adjoint d’Oster, un antinazi résolu (il appelait Hitler « le cochon ») proche de l’amiral Canaris. Malgré une intense surveillance, il chercha à unifier entre elles plusieurs cellules antinazies composées de civils ou de militaires. A leurs yeux, le véritable patriotisme consistait à renverser Hitler. L’invasion de la France et surtout les brutalités sans nom commises lors de l’invasion de l’Urss renforcèrent leur détermination et leur valurent le soutien de certains officiers de rang intermédiaire, mais non des officiers supérieurs, complices des exactions. Les conjurés imaginaient l’Allemagne de l’après-guerre, mais, aspect peu connu souligné par les auteurs, ils étaient soucieux d’obtenir une paix honorable de la part des Britanniques, c’est à dire une paix différente du traité de Versailles. Bonhoeffer rencontra à Stockholm en 1942 un évêque anglican et lui soumit un projet des opposants : retrait des troupes allemandes, abrogation des lois antisémites, mais les Anglais, méfiants et peu convaincus du pouvoir des conjurés, ne donnèrent pas suite à ces propositions. En même temps, l’aggravation des persécutions antisémites en Allemagne (à la politique d’exclusion succédait la politique d’extinction), conduisit Dohnanyi à aider les juifs à émigrer. Il fut l’un des artisans de l’opération « Sept » qui consistait pour l’Abwehr à recruter sept, puis quatorze personnes « non-aryennes » de l’Eglise confessante, et à les envoyer en Suisse, puis en Amérique latine, comme supposés espions. Ce fut à propos de cette affaire que Bonhoeffer et Dohnanyi furent arrêtés en 1943. La défaite de Stalingrad intensifia les projets des conjurés. Dohnanyi fut celui qui transporta la bombe de Berlin à Smolensk, bombe qui fut placée dans l’avion de Hitler en mars 1943 (la bombe n’explosa pas, sans doute à cause du froid). A la fin de 1942, Bonhoeffer rédigea à l’intention de sa famille et de ses proches des vœux de Noël et de nouvel An intitulés « Après dix ans ». Il se livrait à une analyse profonde de la situation de l’Allemagne et des Allemands. Il soulignait que « la gigantesque mascarade du mal sema la confusion sur tous les concepts éthiques » (et que) presque personne n’échappa à l’expérience de la trahison » et à l’obéissance aveugle. « La force intérieure qui nous pousse à résister restera- t-elle assez forte ? « ajoutait-il ? Le pessimisme de Bonhoeffer ne peut se comprendre que si l’on se souvient du grand isolement des Résistants au nazisme face à une population plus ou moins résignée qui ne vouait pas franchir le pas du refus. Malheureusement, le 5 avril 1943, Bonhoeffer, Dohnanyi, sa femme et d’autres Résistants furent arrêtés sur l’ordre de Keitel et de Himmler, l’objectif étant d’impliquer l’amiral Canaris dans un complot contre Hitler. Malgré des conditions de détention très dures, de redoutables pressions ou des menaces pesant sur leurs familles, personne ne céda ou ne parla.

Dohnanyi rendit hommage aux Résistants socialistes ou communistes internés par les nazis. Les personnes arrêtées firent preuve d’un courage exceptionnel et le cheminement spirituel de Bonhoeffer, sa recherche d’un christianisme plus personnel est connu grâce à sa correspondance. Jusqu’à l’échec de l’attentat du 20 juillet 1944, beaucoup pensèrent qu’il survivraient à la guerre, mais par la suite, une répression impitoyable s’abattit sur les personnes arrêtées ou détenues (6000 arrestations, l’usage de la torture, des jugements et des exécutions sommaires). Sur ordre express de Hitler, Dohnanyi fut pendu le 5 avril 1945 au camp de Sachsenhausen et Bonhoeffer le 8 avril au camp de Flossenburg. Les exécutions se poursuivirent jusqu’à la fin du mois d’avril, (un frère de Dietrich, Klaus, fut également assassiné) alors que l’Armée rouge était aux portes de Berlin. Après la guerre, les familles des personnes exécutées vécurent dans un grand dénuement matériel et moral, endeuillées par ces morts nombreuses. Les auteurs se montrent sévères à l’égard des Allemands en général et de l’Église luthérienne en particulier qui ne voulaient pas reconnaître leur responsabilité face au nazisme et leur adhésion massive au régime. Ils regrettent que les autorités allemandes aient attendu une décennie avant de reconnaître aux conjurés le statut de héros. Ils se montrent particulièrement critiques envers les tribunaux qui avaient relaxé les procureurs nazis (ils travaillèrent ensuite pour les services de contre-espionnage américains) qui avaient interrogé et tourmenté les Résistants. Ce n’est qu’au début des années 2000 que les autorités judiciaires allemandes reconnurent qu’elles avaient relaxé de trop nombreux juges nazis. En 2003, le Mémorial de Yad Vashem enregistra Dohnanyi comme « juste parmi les nations ». Au delà de la personne de Bonhoeffer, devenue une « figure iconique » (Une statue de Bonhoeffer se trouve sur le portail occidental de la cathédrale de Westminster) de la résistance au nazisme, les auteurs s’interrogent sur le fait que cette attitude soit demeurée minoritaire. Dès 1945, l’évêque anglican Mgr George Bell avait rendu hommage à la fois à la résistance de l’âme croyante de Bonhoeffer, ainsi qu’à la révolte morale et politique de la conscience humaine contre l’injustice et la cruauté ». Cet éloge pourrait s’appliquer également à Dohnanyi qui fit preuve d’une rectitude morale que peu ont suivie.
Pourquoi ? En fin de compte, l’ouvrage conduit à s’interroger sur les raisons de l’engagement. La réponse ne peut être que complexe et prendre en compte de nombreux facteurs : la prise de conscience immédiate que le nazisme conduisait l’Allemagne à la catastrophe, un refus de la barbarie nazie, une conception de l’Allemagne qui lui permettrait de trouver une place honorable en Europe, un sentiment d’horreur face à la persécution des juifs. Ce sont en fin de compte leurs idéaux (une intense foi chrétienne, le respect de l’Etat de droit), leur rectitude morale qui les ont conduits à résister au nazisme. Comme le disait Dohnanyi à l’un de ses interrogateurs qui le questionnait sur les raisons de sa résistance au nazisme: «l’arbitraire en matière de droit et l’approche nationale-socialiste des questions juive et ecclésiale».

Laurent Bensaïd