La fin de captivité méconnue des prisonniers de guerre
Si tous les camps de prisonniers n’ont pas connu la même évolution, ceux situés le plus à l’Est du IIIème Reich ont été évacués par les autorités allemandes qui encadrent les colonnes de prisonniers vers l’Ouest, sans que la destination soit décidée. Comme dans le tome précédent, Jacques Tardi livre une description très juste de cette épopée vécue en plein hiver et pendant plusieurs mois (quatre dans le cas de René Tardi). L’improvisation est visible, les prisonniers n’ont rien à manger et vivent sur l’habitant, qui parfois est encore présent et parfois a fui. Ils dorment tantôt dans en plein hiver, par des températures largement négatives, parfois dans des abris sommaires. Les captifs peu encadrés – même si certains gardes continuent à maintenir l’ordre en frappant, voire en exécutant les prisonniers – ne fuient pas, car la libération est proche, mais aussi parce qu’ils ont plus de chance de survivre en restant groupés, ne pouvant faire confiance aux civils. René Tardi et quelques autres se laissent distancer par la colonne, mais finissent par la rejoindre. Il possède une carte Michelin de l’Allemagne et un carnet dans lequel il note les haltes et les distances parcourues.. Une carte, à la fin de l’ouvrage, montre ce trajet : comme René Tardi s’en est tout de suite aperçu, les Allemands font tourner les prisonniers en rond, pris entre l’avancée des armées soviétique et américaine.
Ce n’est pas un témoignage angélique : Tardi montre que les prisonniers se conduisent mal à l’égard des civils. Cela peut aller jusqu’au viol et au meurtre : René Tardi et quelques prisonniers pendent à des poteaux électriques les gardiens les plus violents. Cet épisode s’accompagne de la première irruption d’une couleur vive – le rouge – dans l’album.
L’évolution finale n’est pas la même pour tous les prisonniers de guerre : les Français évacués par l’armée rouge mettent plus de temps à rentrer, et les prisonniers soviétiques sont envoyés au goulag pour « abandon de poste devant l’ennemi ». René Tardi et ses compagnons sont pris en charge par les Américains, froids et méprisants, qui les évacuent en train vers les Britanniques, plus à l’Ouest, qui les gardent dans des camps avec des déportés de toutes nationalités. Ils sont désinfectés de nombreuses fois par crainte du typhus, puis un camion les conduit jusqu’au train du retour. Après de nombreuses formalités, René Tardi arrive à Lille en train, est pris en charge par les Français, passe devant les polices militaires d’Europe qui établissent une fiche d’identité judiciaire et vérifient si les anciens prisonniers ne sont pas des collaborateurs ou des Allemands infiltrés. Puis ils prennent une douche, se font établir une fiche d’identité médicale après une visite devant un médecin. Ils sont tous en mauvaise condition physique, très amaigris. René Tardi, militaire de carrière reçoit sa solde de sous-officier et un colis alimentaire, mille francs comme prime de captivité, un bon de transport et échange ses marks de camp. Il prévient de son retour sa famille par télégramme et arrive à Valence le lendemain.
Un témoignage très fort au cœur de l’Allemagne
Cette errance des prisonniers de guerre a travers l’Allemagne est monotone et pourrait sembler répétitive aux lecteurs, mais il n’en est rien car elle fournit l’occasion d’une représentation très précise de l’Allemagne en 1945. Le rôle de l’enfant Tardi a évolué par rapport au premier tome. Il n’est plus celui qui pose des questions, mais celui qui apporte des précisions historiques, complétées parfois par son père. C’est pourquoi la bibliographie, très récente – Christopher Browning, Jesse Glenghay, Ian Kershaw, Joachim Fest, William L. Shirer – éclaire le trajet effectué par René Tardi. La traversée de forêts où des exécutions sommaires ont été effectuées et où des fosses communes ont été creusées fait surgir l’évocation des Einsatzgruppen et de préciser que, parfois, la Wehrmacht le disputait aux SS en terme de sauvagerie. La colonne des captifs passe devant l’entrée du camp de Bergen-Belsen et croise la Marche à la Mort d’un convoi de déportés Juifs, de résistants et de Tsiganes un peu plus tard. Les prisonniers de guerre passent à proximité de Peenemünde, base de construction des V1 et Tardi évoque à la fois le rôle futur de Werner von Braun dans la conquête de l’espace des Etats-Unis et les projets nazis autour des V2. Ils traversent des villes bombardées, occasion de fournir des chiffres précis sur les bombardements alliés au dessus de l’Allemagne. L’attitude des civils de la ville de Celle, qui se livrent à une chasse à l’homme pour traquer des prisonniers enfuis, est évoquée, de même que ces Allemands en déroute qui enterrent leurs richesses.
Tardi enfant aborde aussi les avancées militaires, la division Leclerc à Berchtesgaden, l’avant-garde russe constituée de traineaux propulsés par des hélices, le survol des avions alliés, le bombardement de Dresde avec la désinformation subie par les aviateurs qui bombardent une cité sans intérêts stratégiques. Il s’agit là d’une vision très précise, détaillée et expliquée, du chaos absolu régnant en Allemagne en 1945 : la panique des civils fuyant devant l’armée rouge, qui avait déjà fait une première incursion en octobre 1944 en Prusse orientale, massacrant un village avant de repartir, puis torpillant un bateau de croisière chargé de civils, tuant plus de personnes que le Titanic. Les viols de guerre de l’armée rouge sont présentés en parallèle avec ceux de l’armée américaine et sa justice à deux vitesses, suivant la couleur de peau du violeur. L’avenir de l’Allemagne et sa future division en quatre zones sont évoqués. Mais ces précisions nous gardent toujours en contact avec René Tardi et son histoire : ainsi le premier contact représenté entre le prisonnier de guerre et les Soviétiques se fait par l’intermédiaire d’un char, René Tardi étant tankiste au moment de sa capture. Les prisonniers, passant rarement par les villes, ont peu de possibilité de ravitaillement et la faim les pousse à déterrer un poulain mort-né pour le manger. René Tardi a froid, a les pieds gelés et sa rage de dents est finalement soignée par un dentiste civil allemand. La colonne tourne en rond, comme le montre très bien le trajet dessiné à la fin de l’album et aussi l’utilisation du leitmotiv : « Schwerin, son château et sa collection de porcelaine ».
L’évocation de l’Allemagne nazie
Les explications, données parfois aussi dans des cartouches, présentent les fondements et le fonctionnement de l’Allemagne nazie. Les origines idéologiques et politiques sont expliquées sous trois angles : les Volksdeutschen, ces Allemands envoyés coloniser les terres agricoles du Reich ; les SA et la Nuit des Longs Couteaux, alors que les prisonniers logent dans une caserne SA ; un Lebensborn, véritable lieu de fabrication de « surhomme » devant lequel passe la colonne des captifs. Le politique d’extermination à l’égard des Juifs est soigneusement détaillée, et des bourreaux nazis évoqués comme Joseph Kramer, « la bête de Belsen » ou Irma Grese « l’ange blond d’Auschwitz » : les deux sont exécutés. Le rôle de la France de Pétain n’est pas oublié : la division SS Charlemagne, Drancy, Sigmaringen.
Les destins des hauts dirigeants nazis, notamment à la fin de la guerre, montrent le chaos de l’Allemagne en 1945. Une lettre reproduite de Himmler à sa famille témoigne des tractations pour obtenir une paix séparée avec les Anglo-Américains. Dönitz, désigné successeur par Hitler, agit de même en contactant Montgoméry et Goebbels tente de négocier une capitulation avec les Soviétiques. Des hauts dignitaires nazis fuient grâce à des filières suisses ou vaticanes vers l’Amérique du Sud, alors que des SS brûlent leur uniforme, inutilement car les Alliés savent qu’ils ont leur groupe sanguin tatoué sous les bras.
Des utilisations pédagogiques multiples
Ce très bel album permet d’aborder à la fois la Seconde Guerre mondiale, guerre d’anéantissement et la fin d’un totalitarisme de manière originale et très précise en classe de première. La mémoire de la Seconde Guerre mondiale en terminale peut aussi être travaillée grâce à cet album. Jacques Tardi explique comment son père a tenu son carnet, avec de nombreuses imprécisions, au point que le fils part sur les traces de son père en Allemagne pour comprendre son périple et le raconte dans les pages qui suivent la bande dessinée. L’histoire du Pélican de René Tardi montre l’impact de l’album précédent sur les enfants de prisonniers de guerre et la transmission de la mémoire. Un troisième album est prévu, relatant, comme Tardi le fait dire à son père « la suite et mon retour en Allemagne ».