Bruno Verlet, docteur es-lettres, diplômé de la Harvard Business School, spécialiste d’anthropologie sociale, a travaillé dans la banque et l’industrie, notamment aux États-Unis. Il consacre cet ouvrage à quatre entreprises de colonisation menées par des pionniers au Texas au cours du XIXème siècle. Au delà, l’auteur souhaite réfléchir aux raisons qui constituent le succès ou l’échec d’une migration. Le Texas est un État d’une superficie de 696000km2 qui compte 422000 habitants en 1860, dont 182000 esclaves et quelques milliers d’Indiens ( mais l’auteur souligne qu’il ne parlera ni des esclaves ni des Indiens qui ne concernent pas directement son étude). Après avoir appartenu au Mexique, puis formé une République indépendante de 1836 à1845,il demande son rattachement aux États-Unis en 1845. État esclavagiste, le Texas rejoignit les États confédérés. Au XIXème siècle, le Texas est largement sous -peuplé, et les autorités accordent de vastes concessions de terres ( prises aux terrains de parcours des Indiens) à des hommes d’affaires plus ou moins honnêtes, ou à des sociétés encourageant l’immigration, à charge pour les concessionnaires, soumis à de draconiennes contraintes de délais et d’effectifs,de trouver des migrants et de mettre des terres en valeur.L’auteur analyse ainsi quatre exemples de migrations.

Castroville, portrait historique d’une ville nouvelle

En 1842, Henri Castro ,originaire de Bayonne, qui a vécu aux États-Unis et travaillé pour le banquier Laffitte, obtient pour son compte personnel une vaste concession au Texas, à charge pour lui d’y faire venir des migrants. Entrons un peu plus dans le détail pour faire comprendre le mécanisme de la concession. A chaque famille d’agriculteurs sera allouée une concession de 640 acres soit 250 ha, un acre valant 0,40 ha. L’agriculteur doit mettre en valeur au moins 6ha. De son côté, Castro s’engage à faire venir au moins 600colons. En contrepartie, il recevra 2500 ha par «tranche» de 100 colons. L’exemple montre bien le mécanisme de la concession ,mais aussi ses difficultés de mise en œuvre. Castro recrute des migrants parmi des paysans alsaciens, allemands ou suisses. Entre 1842 et 1844, Castro parvient à faire émigrer 700 personnes dont 200 pourraient recevoir des terres (une partie des migrants se sépare de Castro).Les terres concèdées étant victimes des attaques des Indiens, Castro achète des terres à l’ouest de San Antonio sur la rivière Médina et y fonde avec 50 chefs de famille une ville, Castroville, ce dont il n’est pas peu fier. Mais la mise en valeur et l’approvisionnement des colons coûtent cher et Castro doit signer un accord qui lui est défavorable avec une société commerciale flamande d’Anvers. A la suite de multiples péripéties ,une partie des terres de Castro est saisie,mais celui-ci parvient à se réfugier au Mexique et à conserver une partie de ses terres. On voit ainsi trois acteurs de cette entreprise : un entrepreneur audacieux, Castro, des colons et des sociétés commerciales ou des marchands soucieux avant tout de leurs intérêts financiers. Quoiqu’il en soit,Castroville parvint à durer.En 1847,la ville compte 700 habitants. On y cultive du maïs, du coton et du tabac. Le succès de l’entreprise tient au travail acharné des paysans alsaciens et à leur solidarité.Le réalisme,l’entraide mutualiste, l’homogénéité culturelle ( la majorité des familles viennent du diocèse de Strasbourg et le modèle de la «famille souche « domine)et le rôle des Eglises l’emportent sur les rêves du fondateur. Les agriculteurs alsaciens, comme les agriculteurs allemands virent dans l’émigration un moyen d’échapper au surpeuplement des campagnes,mais ils importèrent leurs méthodes de culture,même si le maïs remplaça les céréales européennes. Certains se tournèrent vers des pratiques nouvelles, en particulier le coton et l’élevage de bovins sans fourrage ni étable. En une génération, les migrants parvinrent à échapper à la misère. Il faut aussi souligner le rôle des Eglises qui jouèrent un rôle essentiel dans l’encadrement et l’éducation des fidèles. Les nouveaux colons étaient peu esclavagistes, mais il y eut des exceptions et plutôt hostiles à la Sécession sudiste lors de la guerre civile Dans les années 1880, Castroville ne parvint pas à négocier l’implantation du chemin de fer ce qui conduisit à la stagnation de la ville jusque dans les années 1950.De nos jours Castroville est devenue une banlieue prospère de San Antonio et comptait 2650 habitants en l’an 2000.

Une épopée polonaise

Le second exemple choisi par l’auteur est celui de l’implantation de communautés paysannes polonaises ( rappelons qu’au XIX ème siècle la Pologne n’existe plus comme État ) de Silésie (attribuée à la Prusse) marquées par un important «fondamentalisme ethno-clérical». Les conditions économiques et politiques conduisirent plusieurs habitants de la région d’Opole à émigrer. A l’origine de cette migration se trouvait un séminariste polonais Léopold Moczygemba qui séjourna au Texas et élabora un plan d’émigration pour ses parents et ses proches resté en Silésie. En 1854,une centaine de migrants s’installèrent sur une terre hostile nommée Panna Maria (Vierge Marie en polonais). Au total, environ mille personnes (200 à 250 familles) s’installèrent là. Les débuts sont extrêmement difficiles: 78% des migrants ne possèdent pas de terre,et doivent payer les terres cultivées en versant une partie de la récolte, le terrain doit être défriché, les rendements sont faibles, l’équipement presque inexistant. Certains quittent la communauté pour s’installer ailleurs, comme artisans.L’ exemple de cette communauté polonaise conduit à nuancer l’image d’une assimilation rapide au modèle américain.Au contraire, l’auteur montre que l’immigration de cette communauté est une émigration de «famille tribale (qui inclut oncles tantes ,cousins ,cousines) et non nucléaire « et que l’ambition des Polonais est de reconstruire «au dehors un minimum de vie nationale».La foi catholique est un ciment essentiel. C’est à Panna Maria que se trouve la première paroisse polonaise des États-Unis,ainsi que la première école polonaise dont l’enseignement était assuré par des religieuses. Mais le village déclina au profit d’autres bourgs peuplés eux aussi de Polonais. Dans les années 1860-1870,les migrants furent en butte à des attaques et des campagnes xénophobes ( appelées campagnes nativistes) qui furent souvent le fait de fermiers aussi pauvres qu’eux. Les migrants européens étaient en effet souvent opposés à l’esclavage, ce qui leur valut l’hostilité de certains habitants du Texas.Toutefois,la situation s’améliora avec la fin de la guerre de Sécession: retour à l’ordre avec le soutien des autorités de l’Union,amélioration des conditions de vie, entrée dans la vie politique locale. Ce n’est qu’après la Première guerre mondiale que les communautés polonaises entrèrent dans un processus de modernisation et d’américanisation(l’enseignement se fait en anglais même si la langue familiale demeure le polonais) en perdant progressivement leur particularisme ethnique . Comme le note finement l’auteur, l’intégration au modèle américain ne se déroula ni dans les petites communautés, ni dans les grandes villes ( à Chicago,la population d’origine polonaise représentait 12% de la population en 1900) où la cohésion du groupe demeurait forte, mais dans les villes de taille moyenne dans lesquelles l’identité polonaise était diluée , et le souci d’intégration très fort.Reprenant les thèses de l’anthropologue Malinowski, l’auteur souligne que les communautés polonaises ont créé des institutions au sens de construction collective durable qui leur ont permis de faire face aux difficultés et d’ériger un milieu matériel et spirituel.Mais la création de ces institutions les a isolés des autres. L’ascension sociale était limitée, malgré quelques réussites. De plus le village de Panna Maria périclita dès les années 1920, mais il reste aujourd’hui plusieurs centaines de familles silésiennes dans cette partie du Texas. Pour l’auteur,la raison majeure de la survie des communautés polonaises réside dans le maintien d’une pratique religieuse conduite par un clergé polonais mais aussi d’une identité nationale. L’exemple des communautés polonaises permet de réfléchir aux choix opérés par les migrants qui conservent une partie de leur culture, tout en adoptant des traits de la culture majoritaire.Vouloir plier chacun à une norme obligatoire paraît vain. L’auteur rapproche l’exemple des Polonais de celui des Québécois francophones de la région de Boston. Au total ,les communautés polonaises ont conquis «une marge d’autonomie mieux assise que celle de leurs ancêtres.»

La communauté d’Icarie

Les philosophes et courants utopistes étaient nombreux au XIXème siècle.En 1839, Etienne Cabet publie le «Voyage en Icarie» ouvrage dans lequel il imagine une communauté idéale qui se développerait grâce aux progrès de l’industrie. Ce choix séduit certains des ses partisans (Cabet recrutait ses partisans parmi les artisans qualifiés) qui rêvent de s’installer en Amérique. Cabet s’était mis en contact avec un spéculateur foncier qui allouait les terres près de la Rivière rouge, moyennant une obligation de reconnaissance du terrain et de mise en valeur. En février 1848, 69 volontaires(au total 500 personnes feront le voyage, dont 75 enfants) s’embarquent pour le Texas. Après avoir parcouru 900km, seuls 26 hommes épuisés parviennent à la concession située au nord de Dallas. Les conditions de mise en valeur sont très difficiles,les grandes chaleurs d’été rendent difficiles la mise en valeur , et de graves dissensions éclatent entre les colons.Une petite minorité parvient à se maintenir sur les terres concédées ,deviennent agriculteurs ou artisans, ( l’un d’eux devient le premier photographe de Dallas) mais rompent avec les Icariens.Leurs descendants habitent toujours Dallas . Certains repartent pour la Nouvelle Orléans ou la France.Au début de 1849, Cabet débarque aux Etats-Unis et parvient à rallier 280 fidèles dont 10% meurent de maladie. Cabet finit par s’installer à Nauvoo dans l’Illinois, au nord de Saint-Louis, dans une colonie autrefois peuplée par les Mormons avant leur départ pour Salt Lake City. L’adaptation est difficile: on compte peu d’agriculteurs , beaucoup d’artisans , les Icariens ont du mal à renoncer à leurs anciennes professions. L’auteur est sévère avec Cabet. A ses yeux, il n’a pas su mobiliser utilement l’argent dont il disposai et n’a pas su mobiliser l’énergie des Icariens. Mais Cabet n’excluait personne, et il fut le précurseur actif d’un genre de sécurité sociale. Comme le dit le philosophe Jacques Rancière: «la fraternité icarienne n’est pas celle des forts, des initiés ou des affranchis.»
Du reste, Cabet ne fut pas le seul à vouloir fonder une communauté idéale Les disciples de Fourier , conduits par Victor Considérant, s’installèrent aussi au Texas.
A leurs yeux ,la colonisation jetterait les bases de la société nouvelle et servirait d’exemple à l’humanité. L’auteur estime que l’échec des Icariens est dû à leur situation sociale. Ils appartenaient au monde des artisans; ils ne souhaitaient pas tant échapper à la misère que de voir reconnue leur valeur sociale et culturelle à une époque où le suffrage censitaire en France leur déniait cette possibilité. Leur rôle pionnier devait servir d’exemple dans leur pays d’origine.Les Icariens étaient sans doute peu sensibles au fait que les Etats-Unis étaient un Etat en devenir. De plus, Cabet lui même se comporta de manière autoritaire.L’auteur reproche surtout à Cabet d’avoir été trop rigide , d’avoir manqué de pragmatisme .Or la migration suppose l’adaptation,au moins partielle,au modèle du pays d’accueil.

Allemands et Américains

L’immigration allemande a été importante au Texas. De nos jours, 20% de la population est partiellement d’origine allemande et 6 à 7% entièrement. Au temps de la république texane, dans les années 1840, des concessions furent accordées à des entrepreneurs à charge pour eux de les vendre à des colons et de les faire venir. Une société allemande parvint à faire venir 7 à 8000 colons auxquels s’ajoutèrent plusieurs milliers d’autres venus à leur frais. En 1850,la population allemande représentait 16% de la population blanche soit 25000 personnes. Contrairement à de nombreux colons venus des Etats du Sud avec leurs esclaves, les colons allemands pratiquaient une agriculture familiale, étaient peu esclavagistes, et dans l’ensemble,favorables au Nord ,ce qui leur valut des ennuis lors de la guerre de Sécession. Ceux qui n’étaient pas agriculteurs,devinrent artisans ou transporteurs de marchandises, les teamsters. Les traditions allemandes ( chorales, sociétés de gymnastique, cercles littéraires) subsistèrent longtemps, et subsistent encore un peu de nos jours.

En fin de compte, ce qui permet de réaliser une migration réussie, c’est une «goutte» d’utopie pour inciter les migrants à partir,mai aussi une grande ténacité, un travail quotidien acharné et une solidarité nationale ou religieuse. Toutefois, la migration n’obéit pas à de simples considérations matérielles, mais aussi à une frustration intime, à un désir de reconnaissance sociale ou politique. A la deuxième ou à la troisième génération, l’école provoque une intégration au modèle dominant.

Au total ,le livre de Bruno Verlet analyse avec précision les modalités et la complexité.d’une migration envisagée souvent de manière globale.On songe en le lisant aux films américains consacrés aux migrations en particulier à ceux de Michael Cimino.

© Laurent Bensaïd