Avec Présent, nation, mémoire, Pierre Nora propose un ouvrage moins personnel et plus scientifique qu’Historien public, également paru fin 2011, et qui est lui, plus proche de l’autobiographie ou d’un exercice d’« ego-histoire ». Recueil d’articles écrits des années 1970 à 2008, il forme un ensemble cohérent et remarquablement construit.

Excellemment architecturé, ce livre reflète, diffuse et complète les théories épistémologiques et les conceptions philosophiques sur l’histoire de Pierre Nora, articulées dans leur rapport à la mémoire. Ce recueil est alors le résultat d’un travail historique cohérent, produit en amont et en aval de l’ouvrage collectif majeur dirigé par Nora, les Lieux de mémoires.L’introduction de Présent, nation, mémoire est intitulée les « Trois pôles de la conscience historique contemporaine ». C’est un très bon article, brillant résumé de la réflexion historique globale de Pierre Nora débouchant sur la production des Lieux de mémoires.
Il nous rappelle qu’au début des années 70, l’histoire nationale française se confronte à l’effacement des légitimités historiques gaullistes et communistes antagonistes, nées après la seconde guerre mondiale, et à l’impact de la guerre d’Algérie, qualifiée de « guerre de sécession à nous ». Ce point de départ intellectuel qui constitue une impasse, c’est celui collectif de la génération d’historiens des années 60 – 70, succédant à celle des Annales, et celui individuel de Nora mis à l’écart de l’Université en tant qu’historien du contemporain.
Cette double impasse est dépassée au début des années 80, confrontées à une explosion de la mémoire, débordant et remplaçant la mémoire collective, dans un contexte nouveau de crise économique, post-gaulliste et post- Soljenitsyne. Dans un tel contexte, et au seuil des années Mitterrand, la France est marquée par les « retrouvailles de la France avec l’histoire », les « épousailles de la France avec sa mémoire ». De façon symbolique, le patrimoine se trouve valorisé et commémoré lors de l’année 1980. On assiste alors à la confrontation d’une mémoire nationale face à un régime de mémoire généralisée débouchant sur un « chantier », celui des Lieux de mémoires, un véritable « inventaire », de 1984 à 1992, de « l’histoire dont la France avait alors besoin.»

Le travail et la réflexion autour de la création, la réception et la diffusion des Lieux de mémoires sont alors décrits dans de nombreux articles, divisés en trois parties le constituant, et reprenant chacune un élément du titre de l’ouvrage Présent, nation, mémoire .

Le présent émerge à la fin des années 70 avec le développement de l’histoire contemporaine et du temps présent se saisissant de l’« événement ». Elle s’impose en rupture face aux Annales et en s’appuyant sur le développement massif des médias, relais de l’« événement ». L’histoire du « temps présent » explore de nombreuses pistes et pose de nombreuses interrogations. Pierre Nora s’interroge sur les manières de dire et d’étudier les événements contemporains. Il s’agit de faire face au secret et de faire le tri à l’heure où tout est « patrimoine », tout en distinguant l’histoire du romanesque et de la littérature, dans une période où l’historien starisé et auteur de best-seller, tenté par l’expérience de l’« ego-histoire », voit son travail se complexifier.

Se confronter à la Nation, pour Pierre Nora, c’est alors tenter de proposer une nouvelle approche de l’histoire nationale. C’est la tache auquel il s’attèle à travers l’organisation et la production des Lieux de mémoires, en s’appuyant sur les repères que constituent les grands historiens de la Nation française Michelet, Lavisse et Duby, trois modèles différents d’histoire nationale jouant un rôle d’inspirateur dans l’émergence du chantier des Lieux de mémoires. Ceux ci sont d’ailleurs élaborés autour de jalons majeurs dans l’histoire nationale française : la Révolution, la Grande Guerre, Vichy, ou bien les figures De Gaulle et Mitterrand.

Dans les Lieux de mémoire, enfin, l’histoire fait face à la mémoire. La mémoire française est interrogée car ce n’est plus une mémoire historique, construite par l’histoire, mais une mémoire collective, somme des expériences individuelles de groupes de français, comme la mémoire juive par exemple. Pour Pierre Nora, cette interrogation, c’est un travail propre à la France et aux nations européennes qui ne peut exister dans un pays jeune comme les États unis, où « la mémoire d’un pays sans mémoire » établit des rapports différents avec son histoire nationale.
Ce travail nouveau et ambitieux est mené dans d’autres États européens comme l’Allemagne ou les Pays-Bas mais reste cantonné au niveau national apparaissant difficile à établir à l’échelle européenne. Pour Pierre Nora, les années 90 sont alors une période de dessaisissement des Lieux de mémoires, devenus objets commémoratifs à l’usage de mémoires individuelles. Comme il le dit, ils lui « ont échappé » et sont alors utilisés dans d’autres espaces nationaux, souvent à contre – emploi, non pas en confrontation mais en renfort de la mémoire collective.

Présent, nation, mémoire est donc un ouvrage synthétique passionnant, fortement problématisé, permettant de comprendre le travail préparatoire théorique lié à la rédaction et la création des Lieux de mémoire mais aussi les conséquences de ces réflexions dans le cadre des mutations de la science historique à la fin du XXème siècle confrontée au phénomène mémoriel.