Le syndicalisme et la CGT sont, d’après certains médias, en crise profonde voire à l’agonie depuis plus de quarante ans. L’hiver 2019-2020 prouve cependant que, malgré des difficultés importantes, le spectre, à défaut de hanter le monde, bouge encore. Cet ouvrage est centré sur la CGT (Confédération générale du travail) entre 1975 et 1995, moment où elle traverse des crises profondes. Il permet de réfléchir aux causes de l’important affaiblissement de ce partenaire social, au conservatisme qui y a prévalu parfois dans ces années mais aussi aux tentatives de dépasser les difficultés rencontrées et dont certaines ont tracé des pistes.

La CGT n’y est pas vue comme un ensemble monolithique. Elle est étudiée à différents niveaux, de la direction à des sections d’entreprise, dans plusieurs régions et divers secteurs industriels, des sensibilités politiques autres y cotoîent des membres du PCF. Et même parmi la direction, les débats furent parfois fort vifs. Enfin, des dirigeants perçus, au départ, comme sectaires sont amenés à tenter des ouvertures. Toutefois, est-il besoin de le préciser, l’ADN de ce syndicat reste fort différent de celui de la CFDT (Confédération française et démocratique du travail).

                Ce livre est  dirigé par trois chercheurs reconnus Sophie Béroud, Jérôme Pélisse et Michel Pigenet et une responsable syndicale, Élyane Bressol, qui fut un temps rédactrice en chef d’Antoinette (magazine syndical destinée aux femmes). Des ouvrages  dirigés, entre autres, par Sophie Béroud ou Michel Pigenet ont d’ailleurs été recensés dans la Cliothèque Baptiste Giraud, Karel Yon et Sophie Béroud, Sociologie politique du syndicalisme, Paris, Armand Colin, U : Sociologie, 2018. L’ouvrage est issu d’un colloque tenu à la CGT en novembre 2016. Il regroupe une quarantaine de contributions rédigées par des chercheurs en sciences humaines (surtout historiens et politistes) qui ont déjà publié à maintes reprises Michel Pigenet, Danielle Tartakowsky, Histoire des mouvements sociaux en France. De 1814 à nos jours, Paris, La Découverte, 2012 et de jeunes doctorants mais aussi des syndicalistes (17 au total) qui ont eu des responsabilités à la CGT (ainsi Maryse Dumas ou Lydia Brovelli). L’attelage surprendra seulement ceux qui ont une vision caricaturale du syndicalisme et de la CGT qu’ils imaginent incapables de réflexions critiques. Ceux-là pourront lire le chapitre, au vitriol, de Lydia Brovelli « Vingt ans de débats entravés par manque d’autonomie », fort critique envers l’attitude de la confédération en ces années.

                Comme le signale dès l’introduction générale Sophie Béroud, ces deux décennies « furent douloureuses pour le syndicalisme et catastrophiques pour la CGT » (p. 15) et, selon elle, le syndicalisme de ce début de 21ème siècle, « plus faible que jamais », ne s’est pas encore remis de cette « tourmente » (p. 16). Dans son texte, elle présente les raisons d’un tel affaiblissement. Ces deux décennies sont des années « d’épreuves pour le salariat » : hausse du chômage, diminution de la part des ouvriers dans la population active, restructurations qui touchent la construction navale, le textile, l’automobile, la sidérurgie…, management plus individualisé, montée de la précarité  et des emplois atypiques. À ces causes externes s’ajoutent le recul des mobilisations, la montée des idées libérales, y compris au Parti socialiste qui dirige le pays entre 1981 et 1986 puis entre 1988 et 1993. Le syndicat est, par ailleurs, confronté à l’effondrement du PCF puis du modèle soviétique. Alors que la CGT voit ses bastions disparaître, elle a du mal à s’implanter auprès des jeunes, des précaires, des immigrés, des techniciens et des cadres et les hésitations, voire les renversements, de sa politique envers les femmes la fragilisent. Reste que des expériences sont menées et  que des ouvertures sont tentées.

L’ouvrage est divisé en cinq parties. La première, « Transversales », est consacrée à l’étude du groupe dirigeant. Michel Pigenet analyse le fonctionnement du bureau confédéral par « gros temps », Jérôme Pélisse livre une intéressante biographie (sociobiographie affirme ce sociologue) de Henri Krasucki, qui dirigea la CGT, après Georges Séguy, entre 1982 et 1992. Il y présente l’image, peu amène, diffusée par la grande presse de ce responsable alors qu’il est en responsabilités puis l’évolution de celle-ci plus tard. Élyane Bressol souligne « l’hémorragie de syndiqués » subie alors par cette organisation.
La deuxième partie, présente un certain nombre de mobilisations face aux crises. Sont ainsi étudiés plusieurs combats défensifs : la lutte dans la sidérurgie, le combat des mineurs de fer lorrains, celui mené dans une fonderie des Ardennes ou par les ouvriers de l’entreprise Ducellier dans le val d’Allier. Le lecteur pourra aussi constater que le syndicat tente d’agir dans le secteur du nettoyage industriel, qu’il tente parfois d’intégrer la lutte contre la pollution dans le couloir de la chimie lyonnais…
La troisième partie (« Orientations : perspectives politiques et terrains »)  revient sur l’attitude de la CGT vis-à-vis du gouvernement Mauroy ou sur les raisons pour lesquelles la proximité avec le PCF a pu amener, longtemps, la CGT à délaisser le syndicalisme enseignant. Les terrains changent et obligent le syndicat à s’adapter; ainsi la régionalisation amène l’organisation à modifier ses structures.
La quatrième partie, « Syndicalismes : ruptures et recompositions », permet de percevoir comment le syndicat sur le plan national ou local a tenté de réagir à des mutations profondes : rapports avec la CFDT « recentrée », relations avec le syndicalisme étudiant, crise interne à la CGT de Longwy, action anti-cégétiste et transformations du salariat à la Société nationale de construction aéronautique (Toulouse)…
Plusieurs contributions de la dernière partie, « La CGT en question », reviennent sur les difficultés du syndicat : dans ses rapports avec les femmes salariées, dans certaines régions (bassin stéphanois), dans certains secteurs … Une contribution montre, à partir de l’exemple de l’aéroport de Roissy, que « de nouveaux horizons » sont peut-être possibles.

Sophie Béroud conclut en évoquant 1995, tournant du fait d’un mouvement social majeur, et en soulignant la vivacité des débats internes dans les années 1990. Selon elle, Louis Viannet impulse, à partir de cette date, des changements voulus par l’aile moderniste, dont il avait pourtant  considérablement réduit l’influence. Le regain de conflictualité sociale lui permet d’adopter une attitude plus ouverte.

Un ouvrage qui permet d’enrichir notre connaissance de la CGT, de mieux saisir les lentes évolutions qui s’y affirment et de comprendre pourquoi, elle joue, avec d‘autres, un rôle encore significatif dans la France du 21ème siècle.