En novembre dernier, Jean Baubérot a publié le deuxième tome de son histoire consacrée à la loi de Séparation prévue en 3 tomes et intitulée la loi de 1905 n’aura pas lieu – histoire politique de séparation des églises et l’État (1902 – 1908). Ce tome II intitulé « la loi de 1905, légendes et réalité » démontre une nouvelle fois après le tome un que le chercheur, spécialiste parfois controversé de la laïcité, a su une nouvelle fois réunir une masse considérable de sources afin d’en opérer une synthèse qui lui est propre. Dans cette étude volumineuse (464 pages sans compter les bonus, annexe et bibliographie), Jean Baubérot divise son propos en deux parties, chacune étant composée de cinq chapitres.

L’auteur débute par un prélude intitulé : « retour sur le combisme avec les Annales de la jeunesse laïque », manière de faire le lien et la transition avec son premier tome qui portait sur le processus de séparation pendant le ministère Combes de juin 1902 à janvier 1905. Ici, Jean Baubérot fait ici le choix de s’intéresser en ouverture à ce mouvement et cette revue, située dans « l’aile la plus militante la plus à gauche du combisme » (page 2), et patronnée par deux personnalités dreyfusardes : le colonel Georges Picard et Jean-Pierre Manau, président honoraire de la Cour de cassation.

La première partie de l’étude intitulée De la victoire séparatiste au second conflit des gauches propose au cours des cinq chapitres de revenir dans un premier temps sur le ministère Rouvier, et notamment le conflit opposant Jaurès et Aristide Briand, puis au chapitre deux les « confrontations au moment-clé du rapport Briand », le projet de loi définitif étant déposé par la commission à la chambre le 4 mars 1905. Il fait le point sur la mobilisation des catholiques ralliés, les campagnes de mission ou les lettres pastorales du carême de 1905 et la difficile adaptation des associations paroissiales dans une situation qu’elles vivent très mal. Notons un passage intéressant (page 80) où l’auteur revient sur «l’ambivalence de la campagne par l’image » , et la question des caricatures publiées par des journaux comme l’Assiette au beurre ou La lanterne. La réaction des autres religions bien entendu est abordée avec la position des protestants et des israélites. Le chapitre trois intitulé « séparation antireligieux au risque du libre exercice des cultes : l’enjeu de la liberté de conscience » précède les chapitres 4 et 5 respectivement consacrés aux « deux grands principes : liberté et non-officialité des « Églises » » puis à « la victoire des socialo-papalins républicains sur la gauche républicaine : un seul catholicisme  romain et non vingt nuances de catholicisme ».

La seconde partie de l’étude est intitulée Du conflit des gauches à la place de la religion dans l’espace public, en France métropolitaine et algérienne. Le chapitre six revient sur « l’affrontement entre séparatistes ces articles six et six bis : la revanche ratée des vaincus de l’article 4 ». Il aborde notamment la fameuse question très actuelle du port des vêtements ecclésiastiques qui opposent deux conceptions de la liberté, tandis qu’une autre sous parties s’attarde sur les emblèmes religieux qui « ne doivent pas symboliser une pseudo unité collective de croyance » (page 296). Le chapitre 7, est intitulé quant à lui « des édifices du culte à l’espace public : la liberté religieuse renforcée ». Le chapitre huit, titré « le paradoxe d’un miracle laïque : une séparation où tout le monde est mécontent… et content ! » revient sur divers thèmes tels que la protection de la liberté de conscience du libre exercice des cultes, ou encore l’importance du mariage civil. Au chapitre neuf titré « quand le Sénat ne change pas un iota à la loi » succède le chapitre 10 intitulé de manière provocante : « la loi de séparation en Algérie coloniale : un mauvais produit d’exportation ?». Il a été rédigé par Dorra Mameri– Chaambi, docteur de l’école pratique des hautes études. Elle a soutenu sa thèse en histoire et en sciences politiques en 2016 intitulée : L’institut musulman de la grande mosquée de Paris (1916 – 2015) : vers un Islam de France ? Enfin, un Postlude clôture l’étude où Jean Baubérot se livre à quelques réflexions personnelles, assimilant notamment la Séparation aux Fausses confidences de Marivaux (p. 422).

Un bonus personnel qui pose question

Puis, une fois l’étude en elle-même refermée, Jean Baubérot propose au lecteur un bonus particulier pages 465 à 481, intitulé Les aventures d’Aristide Briand, tome un la possibilité d’une idylle extrait d’un roman en trois parties que Jean Baubérot voulait écrire sur l’itinéraire d’Aristide Briand avant pendant et après la séparation. La première phrase donne le ton sur le style littéraire recherché : « chapitre Ier j’aime les femmes. On me nomme Aristide, mes yeux sont bleus, mon front vaste et bombé et, oui, j’aime les femmes » L’ouvrage n’a pas abouti, mais Jean Baubérot se permet d’en proposer une partie à ses lecteurs. Il est indéniable que la question de la laïcité et la trajectoire de ses divers acteurs continuent d’habiter le chercheur. Pour autant, sans doute une publication plus intime et personnelle, et séparée (puisqu’il s’agit là du terme clé du sujet…) aurait mieux valu … de mon point de vue. Personnellement je vous avoue, chers lecteurs, je n’ai pas complètement abordé cette partie de l’ouvrage, préférant ne pas mélanger les sujets et les genres. Mais sans doute le lecteur tiendra une des clés de lecture de l’ouvrage qui, à bien des égards laisse perplexe tant l’ouvrage ressemble à un brouillon qui n’aurait été relu par personne avant impression. Je m’explique …

Une bibliographie étonnante

L’ouvrage se distingue par une très copieuse et très utile bibliographie d’une quarantaine de pages. On peut déplorer le manque de rigueur dans la présentation (pagination, années de publications, titres des collection, noms des auteurs, de nombreuses lacunes sont lisibles). Mais l’auteur fait aussi ici un choix assumé, celui de ne pas distinguer les sources primaires des autres. Soit … (j’en connais qui ont grincé des dents en constatant cette confusion). Mais on peut s’étonner que certains ouvrages soient mentionnés par une étoile comme tel comme l’ouvrage de Régis Debray. En parallèle, Jean Baubérot ne fait pas état des fonds d’archives consultés, ce qui est dommageable.

Jean Baubérot propose également au lecteur un glossaire où il revient sur certaines expressions ou verbes qu’il a relevés dans les sources, censées être propres au contexte du vote de la loi et propose une définition spécifique pour chacun des termes comme « sang-froid », « sentiment religieux », « libre penseur relatif », « le pays ». Ce lexique distingue notamment les différentes déclinaisons de la laïcité : laïcisation, laïcisme parfait, total, laïcité absolue, agissante, contemplative, intégrale. Une première interrogation surgit : ce lexique était-il nécessaire ? Les définitions sont-elles pertinentes ? Elles restent inégales, pourraient être discutées et sont parfois discutables car méritant certainement plus de 10 lignes et des références élargies les remettant en perspective.

Enfin, une annexe revenant sur les principales étapes de la fabrication de la loi, de 1903 à 1905 est proposée. Mais, là où on aurait pu s’attendre à la présence de documents- sources classiques, Jean Baubérot propose une synthèse très personnelle s’appuyant sur le texte de la loi du 14 décembre 1874 voté au Mexique, invoquée dans les débats, et les propositions Pressensé et Réveillaud ainsi que le projet bienvenu – Martin déposé au Parlement qui ont constitué les principales bases du projet de loi. Personnellement j’aurais préféré avoir les documents source plutôt que des citations remises en perspectives et analysées par l’auteur… mais soit !

Une rédaction laborieuse et contestable sur la forme et le fond

Il reste un ouvrage dans lequel il est difficile de rentrer voire même de lire (de mon point de vue, chacun ayant une sensibilité différente à l’écriture). Jean Baubérot assume parfaitement ses choix rédactionnels mais ils peuvent vite décourager le lecteur. L’auteur a fait un choix étonnant, celui de proposer ses sources et sa bibliographie dans le format anglo-saxon et non français, ce qui aboutit à une mise en forme reconnue de façon globale comme peu propice à la compréhension dans la mesure où cela suppose de multiplier les parenthèses à l’intérieur du texte et donc de rendre la lecture inconfortable. Pourquoi cette rupture (in)consciente avec le modèle français ? Les notes de bas de page, quant à elles, privilégient les apartés que l’on peut qualifier aisément de gratuits et qui n’apportent rien sauf à dérouler l’opinion de l’auteur. La rédaction offre une syntaxe et un usage des temps qui feront grincer des dents. Entre l’emploi du futur et du passé, la multiplication des « ect » et des « … » qui alimentent les fins de phrases et les raisonnements, on ne sait où se situe temporellement Jean Baubérot. Fait-il une lecture du passé à la lumière du présent ? Plaque-t-il le présent sur le passé ? Le doute émerge de temps à autre.

Mais c’est surtout le style littéraire et l’écriture adoptés qui jettent le doute. Mélangeant ses mots à des bouts de citations raccourcies extraites des documents, la plupart du temps non référencées explicitement (ce qui empêche l’usage du livre comme un instrument de travail), on ne sait au final s’il met le contenu de ses sources au service de la connaissance ou au service de sa propre pensée. De fait, le lecteur peut sentir que le chercheur fait sienne les réflexions d’Ernest Lavisse sur la définition de la laïcité et la place et le rôle des religions dans la société voire même qu’il se fond implicitement derrière Aristide Briand, manquant là au devoir de distance avec son sujet qui, normalement doit animer le chercheur en histoire. Cette idée est renforcée justement par la présence de ce roman inachevé en annexe qui sème le trouble.

Mais revenons à l’écriture. Nous ne reviendrons pas sur les titres à rallonge des chapitres parfois confus, et qui rappellent comme me l’a glissé dans l’oreillette un collègue moderniste, ceux des ouvrages du XVIIIe siècle. Nous prendrons ici en exemple les pages 360 à 364 censées revenir sur le discours prononcé par Clémenceau le 23 novembre 1905 dans le cadre des débats liés à l’article 4 de la loi de séparation. Comparons le document-source d’origine, disponible via Gallica (qui au passage fait l’objet d’une critique assez vive en début d’ouvrage). D’entrée, Jean Baubérot insiste sur l’ironie du Tigre avant son intervention, oubliant que le tribun n’a pas le monopole du bon mot, celui de Milliès Lacroix sur la charité chrétienne aurait mérité une mention. D’emblée, l’auteur choisit des extraits tronqués et mots supposant un Clémenceau agressif, voire intolérant, l’auteur choisissant en premier de se reposer sur les comptes rendus dans la presse, eux aussi tronqués et ne servant pas l’analyse. Baubérot estime au passage de manière lapidaire que ce discours du Tigre n’est pas resté mémorable et met en avant le fait qu’il : « tape successivement sur les catholiques, les ministériels sans oublier les francs-maçons » … Recherchons ce passage dans le discours, dont le début se situe page 1480 : Clémenceau rappelle une réalité culturelle et sociétale : « 36 millions de catholiques, représentant une incroyable diversité  d’opinions, de sentiments, de croyance, de traditions […] une foule bigarrée qui va de la foi la plus sincère à l’indifférence, au doute, à l’incrédulité pratiquante, qui va du confessionnal à la franc-maçonnerie », les Frères, que Clémenceau connaît bien, n’émettant pas de protestations au passage, seul un sénateur monarchiste vendéen, opposé à la laïcisation de l’État, Emmanuel Halgan venant protester en affirmant que les Frères ont tous abjuré. Puis, Jean Baubérot revient laborieusement au thème cher à Clémenceau : la défense des libertés, mais sans rentrer dans le détail de sa pensée, se contenant de mentionner ce passage invoquant la liberté des 36 millions de catholiques divers mentionnés plus haut, mais là aussi de manière tronquée. Or, si Clémenceau vote une loi imparfaite à ses yeux c’est parce que l’urgence est l’indépendance vis-à-vis de Rome, comme le montre ce passage issu du Journal officiel et qui démontre l’importance de laisser parler les sources sans les interrompre par d’autres : « il y aura toujours des luttes pour la liberté. Pour ce qui est de nous, nous croyons qu’en faisant cette loi, nous aurons fait un pas vers la délivrance de l’étranger […] Nous lutterons pour la liberté de conscience intégrale que vos papes ont condamnée et que nous réaliserons malgré vous ». Observons que le reste du discours et des échanges, qui pourtant représentent 10 pages au Journal officiel de la République française, ne sont au final pas exploités. Ainsi il est fait abstraction par exemple de la situation des cultes protestants et israélites, la place et le rôle des sociétés cultuelles, ou le statut des édifices cultuels.

Enfin, l’usage de quelques termes posent question tel que celui de feminaphobie  (créé ?) pour désigner la question féminine de la laïcité. Les pages 398-399 posent problème par leurs raccourcis et leurs jugements lapidaires car l’auteur sous-entend par sa rédaction que l’incapacité du cerveau féminin à développer la moindre capacité d’abstraction date (uniquement) de la Troisième République et de l’ouvrage de Marcellin Berthelot La Grande Encyclopédie, publié en 1894 selon Baubérot (sa publication a en réalité débuté en 1886 sous l’impulsion de Ferdinand-Camille Dreyfus mais passons sur ces détails). En réduisant à quelques phrases l’idée que la sociabilité laïque est essentiellement masculine Jean Baubérot, occulte d’une part l’engagement féminin de terrain, réelle, détaché du politique et de ses apparats et des hémicycles, ainsi que leur influence (la question n’est pas abordée) et d’autre part que les croyances selon lesquelles les femmes ne peuvent s’investir intellectuellement datent du début du XIXe siècle, avec un discours savant portés par des médecins au service du pouvoir consulaire qui remettent en question la question de la perfectibilité des femmes affirmée durant la Révolution française. Il suffit de lire le Rapport du physique et du moral de l’homme du docteur Cabanis, publié en 1802 pour rappeler l’antériorité de ce discours[1]. Notons au passage la pique envoyée à la Franc-Maçonnerie reléguée à un rôle misogyne dont elle n’a pas le monopole à l’époque alors que son apport à la laïcité est indéniable.

Nous passerons sur les nombreuses fautes de frappes et de syntaxe et la multiplication à l’excès des expressions entre guillemets, qui sèment le doute quant à la relecture finale de l’ouvrage. Mention spéciale à la page 363 où on ne comprend pas pourquoi la citation débute ainsi : le sénateur du Var suscite aussi de « [v]ifs applaudissements … avec un V entre crochet semant le doute. Le lecteur, soucieux d’une lecture apaisée sur une question qui a besoin d’être dépassionnée, pourra regretter les quelques règlements de compte feutrés qui, à l’occasion, sont lisibles envers d’autres auteurs respectables mais dont le seul tort semble d’avoir une vision intellectuelle et philosophique différente. Enfin, le choix d’une certaine forme de décalage de ton choisi peut déconcerter. Personnellement je ne suis pas persuadée que l’histoire de la Séparation relève du Marivaudage ni que citer Alain Souchon rende le propos plus efficace.

En somme la rédaction de cette étude relève davantage de ce que les grecs appelaient la « poikilia »[2] qui, au sens figuré désigne le mélange des couleurs des matières et des formes, du versatile, de l’hybride et du métissé. Le thème de la laïcité et l’étude de la loi de 1905 s’y prêtent-t-ils ? (Vous avez 4 heures). Espérons que le tome 3 verra Jean Baubérot faire preuve d’une plus grande rigueur classique et d’une plus grande distance, celle qu’on lui a reconnu fut un temps. Laissons faire ce dernier …

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[1] Caroline Fayolle La femme nouvelle. Genre, éducation, Révolution (1789-1830), Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 2017, 479 p., coll. CTHS Format n°80. La troisième partie intitulée Moraliser les femmes fournit une analyse éclairante.

[2] Merci à une collègue qui se reconnaîtra pour m’avoir aidé à mettre le mot grec sur ma définition 😉