L’objectif d’Agnès Roche était « à la manière dont Brueghel l’Ancien a peint ses personnages au XVIe siècle, j’aimerai que le lecteur, au sortir de ce livre, ait devant ses yeux, une fresque vivante où s’animent des dizaines de personnagesOp. cit., p. 25.» . Force est de constater que le pari est réussi : elle donne une voix aux « sans-dents » et fait œuvre sociale, d’autant plus que les ouvrages portant sur ces populations rurales sont rares : la pauvreté urbaine mobilisant davantage.
Le choix du plan peut surprendre. La première partie est constituée de la présentation exhaustive de l’histoire de chaque enquêté. Loin d’être rébarbative, elle permet de prendre la mesure de la misère que vivre ces populations, même si toutes ne connaissent pas une situation aussi difficile. Ce qui est frappant, ce sont les conditions d’entrée de vie d’une partie d’entre eux (abandon, séparation des parents, violence, alcoolisme…). La partie consacrée aux jeunes a un écho particulier pour les professeurs que nous sommes, et plus particulièrement pour ceux enseignant dans le monde rural. Le parcours de vie d’autres enquêtés amène le lecteur à constater à quel point une situation sociale n’est jamais acquise. La carrière de ces commerçants, restaurateurs ou agriculteurs en activité illustre la fragilité de leurs situations professionnelles et la rapidité du déclassement vécu suite à de mauvais investissements. Placés dans des situations financières inextricables, ils travaillent pour rembourser des dettes sans beaucoup d’espoir de remonter la pente. Si les discours ambiants sont globalement pessimistes, quelques portraits montrent qu’il est possible d’être pauvres et heureux ou du moins de s’en convaincre.
La seconde partie est consacrée à l’analyse portée par Agnès Roche sur ce corpus d’entretiens et d’aller au-delà d’une lecture « très sensible » de ces histoires. Elle examine le cas de cette jeunesse rurale paupérisée, précocement devenus parents, souvent très peu diplômés et occupant des emplois instables et se demande quels points ces jeunes ont en commun avec les autres. La question de leur avenir se pose de manière aigüe surtout au regard du cas « des pauvres devenus vieux » après avoir connu une vie miséreuse. L’état de santé des pauvres rencontré joue un rôle central dans la destinée de ces personnes. Souffrant de maladies professionnelles non reconnues en tant que telles, elles vivotent grâce aux minima sociaux qu’elles perçoivent et n’envisagent pas pouvoir se reconvertir : leur mobilité restreinte étant souvent une limite à leur réinsertion. À ces problèmes de santé s’ajoutent parfois d’autres pathologies handicapantes. Les agriculteurs concernés par cette étude peuvent cumuler les profils précédemment évoqués. Une typologie se dégage toutefois de cette catégorie avec trois profils : « les héritiers vieillissants, condamnés à disparaître », « les héritiers modernisateurs dans une mauvaise passe » et les « non-héritiers, souvent militants qui ont choisi d’être paysans ». Ce qui ressort de leur parcours, c’est que tous travaillent mais n’arrivent pas à vivre de leur travail. Ils sont globalement seuls face à leurs difficultés financières et n’évoquent quasiment pas un engagement syndical leur permettant de trouver un soutien. La jalousie des autres agriculteurs est souvent évoquée et le « chacun pour soi » semble l’emporter. La situation des femmes tient une place à part dans cette partie interprétative. Les femmes apparaissent souvent comme les premières victimes d’une situation conjugale n’ayant pas tourné à leur avantage. C’est ainsi qu’après avoir travaillé une partie de leur vie au foyer ou au service de leur mari artisan ou agriculteur, veuves ou divorcées ou séparées, elles se retrouvent à vivre en dessous du seuil de pauvreté.
Ces catégories ne sont pas étanches et Agnès Roche distingue quelques « mécanismes de la domination et de la reproduction »Op. cit., p. 279. communs à quelques-uns de ces portraits : le rapport souvent très heurté des enquêtés avec l’école, des liens familiaux très « compliqués » le plus souvent (enfants placés, inceste, violences conjugales…) à l’exception de quelques cas de solidarités familiales mises en avant (dans le cadre d’un retour au foyer familial d’un enfant en situation financière délicate) et enfin « une misère de conditionOp. cit., p. 303.». partagée par nombre d’entre eux (le manque d’argent, un logement vétuste, une mauvaise alimentation, … malgré un recours aux aides sociales). Ce qui frappe également, c’est la permanence de ces conditions de pauvres, l’école étant un acteur à part entière de reproduction sociale. « Il serait salutaire de s’interroger sérieusement sur un système scolaire qui trie les élèves et relègue certains aux tâches subalternes et disqualifiées »Op. cit., p. 322.. Un livre qui ne laisse pas indifférent.
Catherine Didier-Fèvre © Les Clionautes