C’est l’histoire d’une désillusion. Celle des européens et de leurs missionnaires catholiques désabusés par l’entreprise d’évangélisation de l’archipel japonais, jugée si prometteuse dans les premiers temps (XVI et XVIIème siècles), au regard du résultat : la communauté catholique représente 0.5% de la population nationale aujourd’hui.

C’est l’histoire d’une désillusion qui doit beaucoup aux discours missionnaires même ainsi qu’aux circonstances extérieures, en premier lieu les édits antichrétiens du XVIIème siècle mais aussi l’utilisation de l’arme atomique sur la ville de Nagasaki, foyer national du catholicisme. Ou tout du moins l’historiographie fut longtemps sur ces positions. Et si l’historien devait, pour mieux comprendre ces instants clés, se placer du point de vue des hôtes et étudier les univers mentaux des populations locales en contact avec les discours des évangélisateurs ? C’est dans cette procédure historiographique, initiée par les travaux de Jacques Gernet sur la Chine Chine et christianisme, action et réaction au cours des années 1980, que s’inscrit la recherche et l’ouvrage de Nathalie Kouamé.

La démarche est classique et la période en question (les deux premières décennies de la présence catholique dans l’archipel entre 1549 et 1569) est largement étudiée. Pour autant Nathalie Kouamé, en historienne spécialiste du Japon Fiche de présentation disponible sur le[ site de l’Université Paris VII ->http://www.cessma.univ-paris-diderot.fr/spip.php?article265 ]nous invite à lire ou relire les premiers contacts entre missionnaires jésuites et japonais à l’aune des derniers apports de l’historiographie européenne et japonaise. Se dessine ainsi en toile de fond les difficultés d’intégration du Japon dans le premier processus de mondialisation débuté avec les Grandes Découvertes et les missions d’évangélisation lancées conjointement avec une question sous-jacente tout le long du propos : quelles raisons expliquent l’échec de l’implantation du christianisme dans le pays ?

La question est vaste et complexe du fait même que l’historien doit faire face à l’omniprésence des sources d’origine jésuite et donc au discours biaisé ou tout du moins orienté des auteurs. Pour autant la lecture que nous propose Nathalie Kouamé est fine, pertinente, très largement commentée et nous invite à dépasser les propos des auteurs chrétiens pour gagner l’univers mental des populations japonaises aux périodes considérées.

La réflexion de l’auteur, chronologique, s’articule autour de trois axes :

  • L’arrivée de François Xavier, père de la mission d’évangélisation au Japon et l’ouverture de la mission à Kagoshima.
  • Les premiers dialogues engagés et les échanges sur le catholicisme
  • Le cas particulier de la conversion d’Ômura Sumitada premier seigneur japonais à franchir le pas, en 1563

Les premières pages de l’ouvrage sont consacrées à l’arrivée de François Xavier sur l’île de Kyushu. L’auteure nous propose de relire, à travers les écrits de Xavier même, les motivations profondes du missionnaire (religieuses mais aussi économiques, diplomatiques et personnelles) qui s’entrecroisent dans le but unique d’asseoir auprès du Saint Siège la légitimité de la Compagnie de Jésus toute balbutiante et en difficulté sur les « fronts » indiens et chinois.

Mais le coeur de l’ouvrage et tout l’intérêt du travail de recherche engagé par Nathalie Kouamé, est contenu dans la seconde partie du livre qui revient longuement, à travers les sources jésuites et japonaises, sur les premiers dialogues des missionnaires et de la population japonaise sur des questions théologiques complexes.

Les discours européanocentrés des écrits jésuites sont passés au tamis de l’analyse de texte qui nous fait alors ressortir les obstacles majeurs qui ont pu entraver la compréhension mutuelle et la diffusion large du message missionnaire. Ceux-ci sont au nombre de trois :

  • Le concept de Création et de Créateur
  • La notion d’Enfer éternel
  • Le concept de Deus (Dieu) et du mal

En revenant un à un sur ceux-ci Nathalie Kouamé met à distance les propos des différents missionnaires, revient sur leurs pratiques et nous offre une plongée certes complexe pour qui n’est pas familier avec la socioculturel japonaise, mais très largement sourcée et documentée et permettant de comprendre l’échec des missions et des premiers contacts entre japonais et européens.

Le dernier chapitre de l’ouvrage revient sur ces difficultés à l’aune d’un exemple largement sourcé et connu des historiens : le baptême du seigneur Ômura Sumitada, premier personnage d’importance japonais à se convertir au christianisme et qui oeuvra, après sa conversion, à établir durablement le christianisme dans le territoire sous sa juridiction (fondation du port de Nagasaki en 1570). Ici encore, si l’exemple est cité par l’historiographie comme la preuve même de la compatibilité de l’univers mental japonais avec les concepts du christianisme, la lecture de Nathalie Kouamé remet en perspective cet évènement en modérant son importance et en soulignant l’absence de baptême à la suite d’un dialogue inter-religieux, mais bien après une délibération personnelle de Sumitada qui pesa le pour et le contre de sa conversion.

Ce qui ressort de la recherche de Nathalie Kouamé c’est un regard nouveau pour l’historien soucieux d’appréhender correctement l’Histoire japonaise mais aussi l’Histoire des religions et une synthèse bienvenue et qui n’a pas d’équivalent connu (du moins pour l’auteur) en langue française pour cette période et ce territoire. Un ouvrage passionnant à tout point de vue.