Depuis 2014, des séparatistes pro-russes, avec le soutien de Moscou, ont mis en place un gouvernement illégal autoritaire dans l’Est de l’Ukraine, dans le Donbass. Des affrontements réguliers, avant la guerre actuelle, avaient lieu avec l’armée ukrainienne. Dans ce contexte, un important système de répression a été mis en place à l’encontre des opposants politiques, réels ou imaginaires.
Stanislav Asseyev, jeune journaliste et blogueur ukrainien, avait choisi de rester dans l’autoproclamée République populaire du Donetsk afin de chroniquer la guerre dans la presse ukrainienne. Suite à la publication d’un article dans lequel il a utilisé des guillemets pour parler de ce régime séparatiste, il a été enlevé, le 2 juin 2017. Il a fallu attendre six semaines avant que les autorités confirment sa détention. Il est alors accusé d’espionnage et d’être un ennemi de cette République pro-russe, sur ce seul motif. Il est libéré en décembre 2019, dans le cadre d’un échange de prisonniers et à la suite d’une campagne internationale de soutien, Reporters sans frontières, Human Rights Watch et l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe ayant fait pression sur les autorités de Donetsk. Il a passé 28 mois dans la prison secrète d’Isolatsia, mais a également connu un autre centre de détention plus « classique ». Dans son ouvrage, il raconte sa captivité et l’enfer qu’il a vécu. Même s’il a pu écrire lors de sa détention, la plupart de ses écrits ont été confisqués par les gardiens de sa prison. C’est aussitôt après sa libération qu’il a rédigé ce témoignage impressionnant et très poignant.
Qu’est-ce qu’Isolatsia ?
Avant 2014, Isolatsia était un grand centre d’art contemporain de Donetsk, dans le Donbass. Avec la prise de pouvoir des séparatistes, ce centre devient une prison politique secrète, sans existence officielle, dans laquelle le ministère de sécurité d’Etat de la République populaire du Donetsk y enferme ceux qu’il considère comme des ennemis du régime et du peuple. Dans ce centre, surnommé le « Dachau de Donetsk » par les anciens détenus, la torture, physique comme psychologique, est la norme. Tout s’y déroule dans le plus grand secret. Aucune organisation de défense des droits humains n’y a jamais eu accès, malgré les tentatives ingénieuses et désespérées de Stanislav Asseyev. Le journaliste, pendant ses 28 mois d’incarcération, a été témoin et souvent victime, de tortures diverses, notamment à l’électricité, de viols, d’humiliations et de travaux forcés : « Ce qui se passait entre les murs d’Isolatsia dépasse l’entendement. Etait-ce bien réel ? Est-ce à moi que c’est arrivé ? »
La captivité de Stanislav Asseyev
Isolatsia, dans ce témoignage, est décrite comme un camp de concentration dans lequel les tortures sont quotidiennes, afin de briser les opposants au régime ou de leur faire avouer des actes d’espionnage et de trahison. Son arrivée dans cette prison est extrêmement brutale : « on nous décharge un par un. Certains ont les mains liées par des bandes adhésives, les miennes sont enchâssées dans des menottes. Tout le monde a la tête dans un sac ». Il gardera ce sac sur la tête pendant la quasi-totalité de sa détention, y compris pendant les travaux forcés et les tortures. Il ne pourra l’enlever qu’à certains moments, dans sa cellule.
Le « code » et les tortures
L’ensemble de la prison est organisé afin de suivre tous les faits et gestes des détenus, ainsi que leurs pensées les plus intimes. Des caméras, ses codétenus et ses gardiens surveille Stanislav en permanence. Les détenus doivent obéir à une sorte de « code », non écrit, très violent : des règles, absurdes et non expliquées aux détenus à leur arrivée, régissent les attitudes à avoir, les mots à employer ou pas. Les insultes et les humiliations sont permanentes, sans aucun répit pour les prisonniers qui les intériorisent rapidement afin de survivre, même si l’envie de mourir les tenaille.
Stanislav Asseyev consacre plusieurs chapitres à la description de ce code, expliquant comment son application, combinée à la peur constante dans laquelle il vit, permet de contrôler les détenus : « si on parvient à enraciner à l’intérieur de l’homme le sentiment d’une sidération constante, l’individu se transforme en argile malléable, dont on peut faire ce qu’on veut ». En cas de non-respect du « code », plusieurs punitions sont appliquées. La « plus légère », selon ses dires, est la suivante : le prisonnier doit, nu, placer ses mains contre le mur, au-dessus de sa tête, sans bouger pendant qu’un gardien le bat, par derrière, en frappant ses parties génitales avec un tuyau. L’usage de l’électricité, par le biais de sondes placées sur les parties génitales et dans l’anus, est également monnaie courante et devient presque « banale » dans le quotidien des détenus, au point que l’auteur parle d’un « état de coma psychologique » qui se transforme peu à peu en « une indifférence pathologique ». Cet état est renforcé par une alimentation plus qu’insuffisante, qui affaiblit beaucoup les prisonniers. D’ailleurs, pour tenter de forcer les dirigeants de la prison à lui autoriser un contact avec l’extérieur, Stanislav a tenté une grève de la faim. Elle s’est soldée par un échec, les gardiens menaçant et s’en prenant à ses codétenus pour le faire céder.
Ce mélange entre tortures physiques et psychologiques est décrit dans un chapitre consacré à un père et son fils. Le père et le fils sont torturés à l’électricité l’un à côté de l’autre, le père étant forcé de regarder son fils souffrir, sous les injures des gardiens, commentant chacune des réactions du fils, rendant fou le père. Les différents sévices sont scrupuleusement filmés par un dense réseau de caméra de surveillance. L’auteur a aperçu une pièce avec une dizaine d’écrans permettant de surveiller les cellules et salles de torture.
Les travaux forcés
La journée, les prisonniers, toujours avec un sac sur la tête, sont conduits dans une zone industrielle à proximité de la prison, afin d’y effectuer divers travaux : découpage de métaux, entretien des équipements militaires, travaux de construction, ou, s’ils ont de la chance ou les faveurs d’un gardien, pour arroser le potager et s’occuper des animaux dans une sorte de ferme. C’est dans cette ferme que le journaliste sera témoin et complice de l’évasion d’un détenu russe.
Le dirigeant de la prison
Palytch est, pendant un temps, le dirigeant d’Isolatsia, un homme sadique et violent, décrit comme « un sadique pathologique, un violeur, un bourreau et un alcoolique psychopathe classique et, en même temps, un fin psychologue et manipulateur avec un certain sens de l’humour ». Palytch, très créatif pour trouver de nouvelles tortures et humiliations, a instauré dans la prison une sorte de système de castes, la plus basse étant celle des « souillés » (prisonniers violés par les gardiens), interdits d’approcher la table ou d’utiliser la vaisselle commune. Il obligeait également les prisonniers à chanter des chants patriotiques russes pendant que leurs congénères étaient torturés. Ce bourreau sera, pendant la détention du journaliste, accusé d’être un ennemi du peuple et sera torturé dans sa propre prison.
Les pratiques sexuelles dans la prison
Parmi les horreurs et les nombreux crimes décrits par Stanislav Asseyev, un chapitre est consacré aux pratiques sexuelles à Isolatsia. Une minorité de femmes s’y trouve enfermée, souvent avec leur mari ou leur ami. Palytch, du temps de son « règne » sadique, faisait ouvertement chanter les femmes afin d’obtenir leurs faveurs ou leur soumission lors de viols. A ces viols, s’ajoute un harcèlement constant de sa part. Les hommes également sont victimes des perversions des gardiens et de leur chef, parfois forcés de se violer entre eux. Après la condamnation de Palytch, la prison se transforme presque en « bordel », selon les propos de l’auteur, les femmes et les hommes tentant désespérément d’obtenir les faveurs des gardiens et une amélioration de leurs conditions de détention. Stanislav Asseyev résume ses mois de détention à Isolatsia par cet accablant constat : « Pendant deux ans dans ces murs on tabassait, on violait, on torturait les gens, on organisait des paris, des combats de détenus, on les obligeait à aboyer, on les humiliait ou on les électrocutait. Et maintenant s’y ajoutait le bordel. »
Conclusion
Le témoignage de Stanislav Asseyev est très difficile à lire, tant ce qu’il décrit est insoutenable, et d’autant plus dans le contexte de la guerre actuelle en Ukraine. La description des tortures et des pratiques carcérales d’Isolatsia paraît irréaliste, tant elles sont violentes et absurdes. Il a été vraiment difficile de rédiger ce compte-rendu et décrire l’enfer vécu par le journaliste.
A sa sortie de prison, c’est Stanislav Asseyev qui a fait découvrir au monde l’existence de cette prison secrète et des pratiques des autorités russes et pro-russes. Il a permis une prise de conscience collective. En juillet 2020, un rapport du haut-commissariat aux droits de l’homme de l’ONU a étayé son témoignage en croisant les récits d’une quarantaine d’anciens détenus. Cette prison est, pour l’auteur, le témoignage de l’ « établissement d’un système autoritaire classique », qui ne fait désormais plus aucun doute.
Pour finir ce compte-rendu, je me permets de reprendre les mots de Galia Ackerman, écrivaine, historienne, journaliste et traductrice franco-russe, spécialiste du monde russe et ex-soviétique, qui a écrit la préface de ce témoignage : « Ce récit parle à tout le monde. Car l’auteur raconte non seulement des faits, mais partage avec nous ses réflexions et ses sentiments. Il parle de Dieu, de fatalité, de suicide, de sexe et même d’humour. Le talent littéraire d’Asseyev nous permet de revivre l’horreur avec lui, mais aussi de rencontrer, via son récit, un homme intelligent et cultivé, un humaniste qui a pu traverser l’enfer sans être brisé. » J’ai une profonde admiration pour Stanislav Asseyev.