Après une série de publication sur l’histoire de l’Amérique du Nord, Anacharsis a ouvert un cycle consacré à l’histoire de l’Océanie. En 2019, l’éditeur sortait « le dernier voyage du capitaine Cook » écrit par le matelot allemand Heinrich Zimmermann qui relate la troisième expédition de James Cook (1776-1779). L’année 2020 est particulièrement riche grâce à la publication de trois livres.
Le premier,« Océaniens – Histoire du Pacifique à l’âge des empires » de Nicholas Thomas a été chroniqué sur les pages de ce site. En septembre est parue la deuxième édition de « Expédition à Botany Bay » de Watkin Tench. Débarquant en Australie grâce à la First Fleet britannique en 1788, l’officier Tench raconte les premières années de la colonie de Sydney. Pour clore cette série de publications en 2020, le dernier livre consacré à l’histoire de l’Océanie est un récit de première main, sorti de l’oubli, nommé « le Santal et les Cannibales » de William Lockerby.
Un aventurier écossais aux Fidji en 1808-1809
Dans « Le santal et les cannibales », un aventurier écossais nommé William Lockerby est abandonné par un navire marchand aux îles Fidji en 1808. Les causes de son abandon par le capitaine du navire sont obscures comme le révèle la postface (abandon de son capitaine ? fuite volontaire ?).
Dans son récit de voyage, William Lockerby décrit la société fidjienne et son rôle d’intermédiaire dans le commerce du bois de santal du début du XIXe siècle. Les conflits sont nombreux entre les différents villages de l’île de Vanua Levu. Rapidement, Lockerby s’installe dans l’entourage d’un chef de la baie de Bua, dans l’Ouest de l’île de Vanua Levu.
De Boston à Vanua Levu au début du XIXe siècle
Né le 6 janvier 1782, l’enfance de William Lockerby reste un mystère pour les historiens. En 1807, il s’installe comme armateur à Boston et embarque comme second sur un navire, le Jenny. Direction le Pacifique Sud. L’objectif est d’aller acheter du bois de santal aux autochtones, avant de le revendre à très bon prix en Chine.
Depuis le XVIIIe siècle, le commerce entre l’Empire du Milieu et l’Angleterre était devenu de plus en plus vital pour cette dernière, et de plus en plus malaisé. Le problème, c’était le thé. La boisson avait atteint en Grande-Bretagne un degré inégalé de popularité, et les compagnies commerciales en tiraient leurs plus gros bénéfices. Pourtant, la Chine, le plus important fournisseur de thé encore au milieu du XIXe siècle, obstinément dédaigneuse des produits britanniques, restait fermée aux échanges. Il fallut trouver des expédients, obliger Pékin à s’ouvrir au « doux commerce ». L’opium, exporté d’Inde en des quantités toujours plus importantes, en fut un ; le santal, un autre.
La Santal et les Cannibales – Mémoire des îles Fidji, Introduction de Frantz Olivié, Anacharsis, 2020, page 11
Le bois de santal est utilisé en Chine lors des cérémonies funéraires et pour la fabrication de meubles. Or, il s’avère que l’île de Vanua Levu en abrite de grandes quantités, et de qualité. La ruée dura une dizaine d’années, de 1804 à 1815, avant l’épuisement rapide de la ressource. Seul subsistera le commerce des holothuries, également exportées en Chine, permettant aux îliens d’obtenir des devises ou des objets en troc (métaux, dents de cachalots, perles) de la part des navigateurs étrangers au XIXe siècle.
William Lockerby entre rapidement sous la protection de Bui Bouwalu, à la tête de la chefferie de Bau, sur la seconde île fidjienne en termes de superficie, Vanua Levu. Les guerres sont nombreuses et les alliances se font et se défont dans ces sociétés villageoises. Lockerby décrit les principales chefferies et les caractéristiques géographiques de l’Ouest de l’île. En intégrant la société fidjienne, il devient un intermédiaire entre les navires étrangers désirant du bois de santal et les chefs locaux. Armes, dents de cachalot, perles, métaux, sont des objets appréciés localement. Lockerby ne se limite donc pas aux bois de santal. Il s’habille à la manière des locaux et apprend la langue fidjienne. Son expertise est cruciale pour les étrangers de passage sur la route de la Chine (Xiamen, Canton, Formose) car les menaces envers les étrangers sont régulières.
Le récit de l’aventurier écossais insiste sur la violence régnant dans l’île. Expéditions punitives, meurtres, la vie est rythmée par des phases de paix et d’affrontements. L’auteur insiste sur plusieurs caractéristiques de la société de la baie de Bau. Le cannibalisme est encore pratiquée après une bataille (sur les vieillards, femmes et enfants). Par exemple, il décrit le processus de lavage des intestins dans une rivière, un mets qui selon lui est l’un des plus appréciés. Il se verra proposer à plusieurs reprises d’en consommer. Pour en réchapper, l’utilisation d’un esprit (callow), lui permettra de se rabattre sur la consommation d’ignames lors de la consommation rituelle. L’étranglement des veuves est également minutieusement décrit, au même titre que la construction de pirogues ou celle d’un fort pour se prémunir des attaques des chefferies voisines.
Après son départ des Fidji, Lockerby décide de retourner à Boston, puis atteint Liverpool en 1810. Il meurt 43 ans plus tard en laissant le souvenir de son voyage à ses descendants. L’un d’eux sera à l’origine de la diffusion des manuscrits en dehors de la stricte histoire familiale.
La publication de son récit en anglais n’a pu avoir lieu du vivant de l’auteur. Décédé en 1853, le manuscrit avait été refusé par plusieurs maisons d’éditions. Les deux versions manuscrites de 1810-1820 et de 1830-1850 sont redécouvertes grâce à l’un de ses petits-fils, Leonard C. Wharton, conservateur au British Museum et à l’anthropologue et ancien gouverneur aux Fidji, Everard Im Thurn. Wharton et Im Thurn sont à l’origine de la publication du récit dans un volume de la Hakluyt Society en 1925. Cette société et maison d’édition britannique existe toujours et poursuit son travail de publication de récits de voyage et d’explorations. Elle prévoit, en 2021, de publier le récit d’un anglais installé aux Tonga dans la première moitié du XIXe siècle (« William Mariner’s Tonga Islands. Edited by Nigel Statham. 2 volumes).
« Le Santal et les Cannibales » a fait l’objet d’une édition soignée, mettant en avant un texte particulièrement éclairant sur les conditions de vie et l’histoire des Fidjiens lors de la ruée vers le bois de santal. Les anecdotes sur la vie aux Fidji sont nombreuses (village, guerre, commerce, pouvoir, mœurs, artisanat etc.). Une très belle découverte teintée d’un parfum d’aventures.
Notons que ce cycle de publication concernant l’histoire de l’Océanie par Anacharsis se poursuivra l’année prochaine. En 2021, l’éditeur prévoit la publication du livre « Cannibal Jack » par Benoît Trépied. De son vrai nom Jack Marmon, Cannibal Jack était un vagabond qui voyageait d’île en île à travers le Pacifique (Nouvelle-Calédonie, Mariannes, Nouvelle-Zélande, Tahiti) dans la seconde moitié du XIXe siècle. En analysant les cahiers écrits par ce beachcomber (« un écumeur des plages »), l’anthropologue Benoît Trépied reconstitue donc le parcours de ce bourlingueur, offrant ainsi un aperçu sur la société océanienne de la fin du XIXe siècle. Une publication qui promet de prolonger agréablement la lecture de la synthèse de Nicholas Thomas et le récit de première main de William Lockerby.
Pour aller plus loin :
- Présentation de l’éditeur -> Lien
Antoine BARONNET @ Clionautes