Norbert Alter, professeur de sociologie à l’Université Paris-Dauphine, connaît bien le monde de l’entreprise, après treize années à France Telecom, comme cadre administratif puis comme sociologue. Dans ce livre, il cherche à analyser les relations de coopération dans le monde du travail. S’appuyant sur les travaux de Marcel Mauss et Bronislav Malinovski il retrouve au sein de l’entreprise la théorie du don et contre-don plus souvent utilisée dans l’étude des sociétés « primitives ».
Si l’univers étudié est celui de l’entreprise on peut en faire une lecture de l’Éducation nationale, d’où l’intérêt de cet ouvrage pour les enseignants qui pourront apprécier en particulier cet extrait de l’introduction: « Ainsi l’entreprise ne peut se passer des échanges sociaux: ils représentent un don que les opérateurs lui font […] la solution retenue par l’entreprise, c’est d’accepter ces « cadeaux » [… ] de les prendre sans reconnaître leur valeur et surtout, de transformer ces manifestations de liberté en obligations.
[…] au lieu de considérer ce geste comme une ressource, elles en font un problème. » (p9)

Ce sont les échanges sociaux dans le monde du travail que l’auteur décrit en respectant la teneur des entretiens réunis pour cette étude.

Coopérer c’est donner

A l’occasion du rappel des travaux de Marcel Mauss et Bronislaw Malinovski l’auteur montre de que don et contre don ne sont ni troc ni commerce mais lien social où le don engage autant le donateur que le donataire.
C’est cette grille de lecture des rapports dans l’entreprise qu’il utilise pour donner sens à ses observations. Il montre que la coopération réelle ne peut être imposée, que le don est volontaire ce qui suppose de pouvoir agir de manière libre visant à une efficacité dans le travail plus grande que celle obtenue par l’application des règles imposées par un management logique.
Le don suppose une dépense, souvent en temps, qui donne sa valeur au don et exprime une volonté de faire lien, qui s’exprime par une certaine « théâtralisation » ou pour le moins par un temps et un lieu du rapport à l’autre inhabituels et qui conduit à une implication affective entre destinataire et donateur.
Rendre, dans la relation en entreprise, comme dans le monde symbolique signifie donner à son tour des informations ou de la gratitude ou un service pas nécessairement en relation avec le don initial. Rendre c’est accepter l’échange, l’entrée dans une communauté, par exemple une connaissance commune à un corps de métier. Et cela tout en créant un espace de relations sociales, amicales qui induisent des conversations plus personnelles. La coopération ne se réduit donc pas à une coordination technique.

Donner, dominer et trahir

A partir des travaux de divers auteurs, Norbert Alter rappelle que le don n’est jamais totalement altruiste. Il crée du lien social, mais le statut des deux membres de l’échange peut-être inégalitaire même si les valeurs sont partagées. En fait les systèmes de coopération dans l’entreprise associent le plus souvent des personnes de même statut dans la hiérarchie. S’il y a inégalité de statut, la personne en situation inférieure donne toujours plus.
Mais la coopération ne signifie pas absence de rivalités ici mises en évidence entre dirigeants des grandes entreprises ou les hommes politiques. La coopération suppose néanmoins un contrat implicite reposant sur la confiance. L’introduction d’un calcul personnel induit l’apparition d’un sentiment de trahison et le rejet du groupe.
On constate que les notions de secret et de pouvoir entrent aussi dans la relation.

Mouvement et dynamique dans les échanges

Les évolutions rapides d’organisation du travail érodent le mode de fonctionnement des liens sociaux dans l’entreprise et donc la place et la possibilité de coopérer et limitent même l’efficacité dans le travail.
Ces évolutions génèrent un sentiment d’irritation.
Le temps de plus en plus rapide est en effet en contradiction avec la coopération qui demande connaissance mutuelle, confiance, réciprocité et engagement sur le long terme.

Donner pour éprouver le sentiment d’exister

Ce chapitre envisage la coopération non plus avec une personne mais un ensemble. La réciprocité n’est donc plus directe, elle se construit en réseau. On donne alors pour ne pas rompre les flux d’échanges. L’auteur illustre son propos à partir de l’exemple du chercheur participant à un colloque qui « donne » au risque d’être pillé mais aussi reconnu. Il analyse aussi comment les transformations à France Télécom, du service publique à l’usager à la relation commerciale au client a pu changer la nature même de la relation à l’entreprise et provoquer une irruption forte des émotions, remettre en cause, chez les salariés, le sentiment d’exister. S’appuyant sur la psychologie sociale il montre la socialisation des émotions. Il ne peut y avoir de coopération sans sociabilité professionnelle.

Interdire de donner

Les pratiques mises en œuvre par les salariés pour être efficaces sont souvent mal perçues par l’entreprise bien qu’elle en soit bénéficiaire. L’engagement des employés est ici analysé dans des situations de crise comme la réaction des agents d’EDF lors de la tempête de 1999.
Norbert Alter analyse ce phénomène en regard des principes du management des entreprises qui de fait sont en contradiction avec le don au nom de la rationalité, de l’économie de temps toujours plus recherchée. A la lumière de quelques exemples l’auteur montre comment l’entreprise « gère » ces pratiques de don, de lien social pour mieux les contrôler au risque d’une perte d’efficacité.

Ingratitude et engagement raisonné

Le sentiment de ne pas être reconnu semble de plus en plus exprimé et ce d’autant plus que le monde du travail évolue, demande des efforts d’adaptation constants.
L’exemple d’une employée de banque illustre bien cette situation et montre que la formule de « résistance au changement » souvent invoquée par la hiérarchie est un préjugé dénué de réalité, que les systèmes d’organisation du travail proposés le sont parce qu’ils sont considérés comme beaux et scientifiques plus que pour leur efficacité. C’est le cas en particulier pour l’évaluation des performances des opérateurs.
L’auteur montre que la reconnaissance en regard du don est indispensable pour que le salarié trouve sa place, accède à l’estime de soi, et met en évidence les limites de la reconnaissance par l’argent, par les primes. Il compare les systèmes de management par l’amont et par l’aval posant ainsi la question du « sens » du travail et des moyens de défense des salariés qui prennent une distance par rapport à leur rôle et privilégient les relations affinitaires.

En conclusion, face à la crise d’organisation, de management, Norbert Alter propose trois pistes : reconnaître que les échanges sociaux sont une richesse, accepter les conclusions des études de sciences sociales et faire preuve de gratitude à l’égard des salariés de l’entreprise.