Une histoire des Juifs de Pologne. Religion, culture, politique. Henri Minczeles, La Découverte, Paris, 2011.

Une réédition bienvenue d’un titre paru en 2006 mais qui n’avait pas été traité dans le cadre de la Cliothèque. Comme l’écrit Henri Minczeles dans son introduction, il existe beaucoup d’ouvrages sur les Juifs en Pologne, mais ils traitent essentiellement de la Shoah ( on peut se référer cependant à l’Histoire des Juifs en Pologne, de Daniel Tollet, parue en 1992 aux PUF).

Henri Minczeles se propose ici de tracer l’histoire complète des Juifs de Pologne, du Xème siècle à nos jours (une postface inédite de 2010 a été adjointe), en évitant « autant que possible le misérabilisme ou la sacralisation » (p.7). Fils d’un couple qui a fui la Pologne dans les années 1920, né à Paris en 1926 et élévé à la républicaine, Henri Minczeles « découvre » sa judaïté sur le tard et adhère au Bund (mouvement ouvrier juif) après la guerre. C’est en partie pour combler ce manque, cette « absence » que Minczeles a voulu retracer l’histoire des Juifs en Pologne, avec cette froide réalité : voilà une communauté qui a marqué la Pologne pendant des centaines d’années, mais qui est aujourd’hui quasiment absente de Pologne (Minczeles estime à 50 000 le nombre de Juifs en Pologne en 2010, un chiffre à comparer avec les 3,5 millions de Juifs polonais en 1939).

Retracer l’histoire des Juifs de Pologne, c’est forcément retracer l’histoire de la Pologne, un Etat qui fut alternativement puissant, soumis ou dépecé. La communauté juive ashkénaze a dû, dans ces remous, trouver sa place au sein d’une Europe orientale où la notion de citoyen reste secondaire et la communauté ethnique primordiale. Vus par les Polonais, les Russes, les Allemands ou les Lituaniens, les Juifs sont avant tout les représentants visibles (costume, couvre-chefs) d’une communauté à part : la réligion n’est ni catholique, ni orthodoxe, ni protestante, les coutumes et les moeurs sont bien spécifiques, la structure sociale est particulière (pas de paysans, pas de chevaliers, beaucoup d’artisans, de commerçants) et la langue parlée est exclusive : le Yiddish, mélange d’hébreu et d’Allemand, était parlée par le Juifs de Pologne avant le Polonais. Minczeles montre bien l’isolement de la communauté juive, un isolement souvent volontaire, « communautariste » comme on dirait de nos jours. Un des terribles corollaires de cet isolement est un antisémistimse tenace qui sévit encore aujourd ‘hui et qui a très souvent été encouragé par l’église catholique (accusations récurrentes de « meurtre rituel », rappel de la position du Sanhédrin de Jérusalem lors du procès de Jésus de Nazareth) et les nationalistes polonais (Endeks). Dans ce contexte, la communauté juive connaît plusieurs conditions, souvent précaires.

Le Moyen-Age leur est plutôt favorable. Arrivés vers l’an Mil, protégés par les souverains polonais et lituaniens( Vytautas le grand, notamment, de 1392 à 1430), les Juifs sont des acteurs commerciaux indispensables à l’économie polonaise. On parle même à une époque du « paradis des Juifs » pour désigner la Pologne, un paradis bien ambigü si on y regarde de plus près. De fait, la situation des Juifs est correcte tant que la Pologne est indépendante et prospère. Sa soumission aux différents empires centraux et son dépècement régulier (1795-1919) aboutiront à des périodes de tensions marquées par les pogroms, violents et réguliers, qui commencent massivement avec la révolte cosaque de Bogdan Chmielnicki en 1637 et se terminent avec l’épisode sordide de Kielce en 1946. Minczeles évoque bien évidemment la Shoah comme point culminant de l’antisémitisme : massacre d’abord anarchique puis rationnel des Juifs dans un pays lui même soumis à une intense tragédie (exécution des élites intellectuelles, culturelles et militaires en 1939 par les nazis et les soviétiques) et où le sort des Juifs ne pesait pas lourd.

A travers ces tumultes, Henri Minczeles présente une communauté culturellement et religieusement très soudée, fondée sur plusieurs kehilla (communautés) et structurée autour de l’Halala (code juridique et coutumier de la Torah) et des écoles rabbiniques (yeshiva). Cette unité n’empêche pas de vifs débats religieux et politiques : interprétations diverses du Talmund, messianisme de Sabbataï Vi, hérésie frankiste, mouvement hassidique dans le premier domaine, opposition entre les folkistes (autonomistes), les sionistes, le Bund et la droite juive orthodoxe (Agoudat Israël) au XXème siècle dans le second. Cette division politique se poursuit jusqu’en 1939, elle rend impossible un front commun juif alors que le péril antisémite est de plus en plus évident. C’est aussi une communauté qui réagit au mouvement des Lumières (Haskala) avec l’émergence des mitnagdim (« éclairés ») opposés aux hassidim ultra-orthodoxes. Une communauté, enfin, très active au niveau artistique et littéraire, en particulier dans la première moitié du XXème siècle, quand la situation se dégrade progressivement avant d’aboutir à l’invasion allemande, avec les conséquences qu’on connaît.

Après la Shoah, 92% des Juifs polonais ont disparu, et leur émigration vers Israël ( « alyah ») ou New York se poursuit jusque dans les années 70. Leur rôle est aujourd’hui réévalué par les dirigeants polonais après avoir été longtemps passé sous silence. Minczeles s’interroge tout de même sur la sincérité de ce « repentir » récent et une question n’est pas posée, sans doute par peur de la réponse : les Juifs, s’ils revenaient en Pologne, ne seraient-ils pas de nouveau victimes de l’antisémitisme quasi viscéral qui caractérise la Pologne ? Au fond, on a l’impression assez dérangeante, à la lecture des derniers chapitres et de la postface de 2010, que la Pologne contemporaine veut bien réhabiliter les Juifs et reconnaître son antisémitisme dès lors que ces derniers ne sont plus présents sur la terre Polonaise.

L’ouvrage d’Henri Minczeles est complété par un glossaire des noms hébreux et yiddish d’une grande utilité pour les profanes auxquels se rajoutent les noms des différents partis et mouvements politiques et religieux et quelques autres termes plus usuels. Il présente aussi une chronologie brève mais très fournie. La documentation est considérable, le travail de Minczeles apparaît, rétrospectivement, comme titanesque : quand l’ouvrage est paru en 2006, il avait 80 ans.Il apparaît donc comme une sorte de somme de tous les travaux de Minczeles. Sa plume reste alerte, facile à lire (il est par ailleurs journaliste), avec des chapitres courts, bien référencés, où chacun peut piocher à sa guise à la recherche de tel ou tel point précis. Un livre très recommandable.

© Mathieu Souyris