Ce roman graphique explore une des personnalités les plus controversées du monde la bande dessinée américaine, le Dr Fredric Wertham (1895-1981). Haï par une grande partie des fans de comics, ce psychiatre américain a connu une vie de combats très larges, habitée par une soif de reconnaissance tenace.
A travers le parcours de cet homme, les auteurs dressent le portrait d’une société américaine traversée par des courants violents et opposés, meurtrie par les atrocités de quelques marginaux et la ségrégation et marquée par des contextes géopolitiques troublés.
Le roman graphique démarre l’exploration de la carrière du Dr Wertham par ce qui l’a fait connaître du grand public, le travail auprès de criminels psychopathes. Influencé par Freud (qu’il rencontre) et par Emil Kraepelin (pour qui il travaille et dont il cherchera toujours la reconnaissance), le Dr Wertham travaille dans plusieurs institutions qui doivent gérer le cas de meurtriers dont la société ne sait rien faire d’autres que de les envoyer à la chaise électrique.
Parmi les leitmotivs des recherches de Wertham, montrer que ces hommes (rarement des femmes) sont pervertis par le monde qui les entoure, par une société toujours plus violente et avide de rejet. Pour cela, il multiplie les expériences, les livres, les apparitions dans les procès afin d’étayer ses thèses. Au cœur de son projet, la possibilité de sauver les Hommes et la société de la violence endémique dans laquelle ils évoluent, mais aussi la possibilité de se racheter et de devenir meilleur.
Victime de son caractère ombrageux et colérique, refusant très souvent la controverse scientifique dans une science psychiatrique en bouillonnement, publiant dans journaux non scientifiques, le Dr Wertham souffre à la fois du manque de reconnaissance de ses confrères et de l’absence de postes prestigieux qui lui semblent destinés mais auxquels sa candidature échoue.
Homme de gauche, il s’engage dans un combat majeur : celui de la ségrégation raciale. Deux axes marquent sa carrière : obliger les écoles publiques à accueillir des enfants blancs et noirs en raison des souffrances que la division fait subir à ces enfants qui ne comprennent pas cette imposition créée par les adultes ; montrer l’implication de certains médecins dans la Shoah (Voir son ouvrage Le signe de Caïn).
La personnalité du Dr Wertham et son combat contre les comics ont fait passer sous silence son apport majeur dans l’arrêt de la Cour suprême, Brown v. Board of Education, qui déclara la ségrégation raciale inconstitutionnelle dans les écoles publiques.
Ce combat est renforcé par sa volonté de permettre l’accès à la santé pour les plus démunis. C’est ainsi qu’il ouvre, avec difficulté, une clinique en plein Harlem, destinée aux populations noires défavorisées de la ville.
Le dernier tiers de l’œuvre est consacrée à ce pourquoi il est le plus connu : sa croisade personnelle, fanatique et pulsionnelle contre les comics américains. Cela a totalement effacé les autres aspects de la vie professionnelle de Wertham. Un livre synthétise sa pensée: La séduction des innocents où il développe sa thèse : les comics pervertissent les jeunes lecteurs et les expose, sans cesse, à la violence et autres vicissitudes sociétales, y compris, et surtout, les super-héros.
Quand Wertham sort son livre, les comics sont au cœur de leur « Age d’or ». Depuis les années 30 et jusqu’à la fin des années 50, des dizaines de millions de comics sortent chaque année. Du super-héros à l’horreur, en passant par le fantastique ou le sociétal, vendus à bas prix, les comics envahissent les étals et les maisons. Ils sont pour Wertham l’incarnation de cette société américaine pervertie qu’il veut transformer et assainir. La couverture médiatique de ce sujet prend une ampleur encore plus forte lorsque le Dr Wertham est appelé à témoigner devant le Congrès qui mène une enquête sur les influences autour de la montée de la délinquance juvénile aux EU.
Face à une potentielle censure gouvernementale et en plein Maccarthysme, les éditeurs de comics vont alors élaborer le Comics Code Authority, un organe interne de règles strictes à suivre et de censure avant toute publication. Le CCA a été analysé comme un facteur à la fois d’anéantissement potentielle de cette industrie et d’infantilisation extrême des aventures et du lectorat, critiques rejetées à plusieurs reprises par le Dr qui ne s’est jamais senti responsable du CCA.
Au-delà de cette haine viscérale que vouent les lecteurs de comics à Wertham, de nombreuses critiques viennent aussi du milieu médical. Pour son livre, il a mené des études qui ne reposent sur aucun fondement scientifique sérieux, en truquant volontairement certains témoignages d’enfants et en rejetant volontairement tous ces comics qui dénonçaient, comme lui, la ségrégation et les autres problèmes de la société. Ces critiques-là furent beaucoup plus dures à encaisser pour lui.
Au final, ce roman graphique est une véritable exploration des EU et des oppositions qui les parcourent. La lecture de cette œuvre est clairement recommandée, mais d’abord et avant tout pour un public adulte ou des jeunes très matures. La première partie, consacrée particulièrement aux psychopathes, est d’un grand réalisme, donc d’une grande dureté et d’une grande brutalité.
Cette œuvre n’est ni une diatribe, ni une hagiographie. Les auteurs ont su faire part, de beaucoup de nuances. Le Dr Wertham est un homme engagé, fidèle à ses convictions, mais aussi excessif et égocentrique.