Première Guerre mondiale, folie, asiles, soldats, médecins, familles, patients, France

Stéphane Tison et Hervé Guillemain : deux chercheurs manceaux

Hervé Guillemain et Stéphane Tison sont maîtres de conférences à l’université du Maine (Le Mans) et membres du CERHIO. Hervé Guillemain, spécialiste de l’histoire des pratiques de santé, a notamment publié « La méthode Coué » (Seuil, 2010). Stéphane Tison, spécialiste de l’histoire de la Grande Guerre, a notamment publié « Comment sortir de la guerre ? 1870-1940 » (PUR, 2011). Ils ont co-dirigé « Expériences de la folie. Criminels, soldats, patients en psychiatrie (XIXe-XXe siècles) » (PUR, 2013).

Pour le présent ouvrage, Stéphane Tison et Hervé Guillemain ont croisé leurs champs d’études respectifs (la Grande Guerre pour le premier et les pratiques de la médecine pour le second) pour problématiser la question de la folie et de ses acteurs (soldats, civils, personnel médical, institution militaire) durant la Première Guerre mondiale. Cette question insuffisamment explorée, selon eux, dans le champ de la recherche historique, est pourtant primordiale dans l’étude de ce conflit car elle concerne plusieurs centaines de milliers d’hommes, potentiellement touchés par ces pathologies, pour l’ensemble des belligérants. L’étude porte sur une région particulière de la France, la 4e région militaire qui regroupe les départements de la Sarthe, de la Mayenne, de l’Orne, de l’Eure-et-Loir et une petite partie de la Seine. Les deux chercheurs ont travaillé à partir de trois fonds d’archives accessibles : ceux des asiles des villes du Mans, de Mayenne et d’Alençon, soit 370 dossiers médicaux. Hervé Guillemain et Stéphane Tison ont fait le choix d’une approche micro-historique dans ce temps de la Grande Guerre et dans l’espace de l’asile en étudiant les dossiers des patients, la parole des soignants, les troubles mentaux (et pas seulement l’hystérie) et le suivi du parcours des soldats. Ils organisent leur livre autour de quatre thèmes toujours introduits par le concret d’un dossier médical. En effet, chaque malade est cité par son prénom ou une lettre, les médecins désignés par leurs noms de famille, donnant ainsi à voir une diversité d’individus aidant, une fois encore, ce processus de singularisation du cas, objet d’une description précise.

Cet ouvrage est articulé selon un plan chrono-thématique constitué d’une introduction (p. 9-28), de quatre parties contenant respectivement 105, 63, 103 et 47 pages : I- Entrées dans la folie (pp. 29-134), II- Les lieux de la prise en charge (pp. 135-198), III- Comprendre la folie en temps de guerre (pp. 199-302), IV- La guerre, et après ? (pp. 303-350) ainsi qu’une conclusion (pp. 351-360). De plus, ce livre comporte tous les attributs de l’ouvrage scientifique : notes bibliographiques révélant ainsi la bibliographie de l’ouvrage (pp. 361-404), index bibliographique (pp. 405-410), index des lieux (pp. 411-412), index des noms (pp. 413-414) et table des matières (pp. 415-417).

I- Entrées dans la folie

Le premier thème s’intitule « Entrées dans la folie » (pp. 29-134) et comporte cinq chapitres : 1- L’effondrement sans combattre (pp. 31-48) ; 2- Le choc du combat (pp. 49-68) ; 3- Du cafard à la psychose (pp. 69-94) ; 4- La mobilisation des débiles et des psychotiques (pp. 95-116) ; 5- Le retour à la paix et ses folies (pp. 117-134). Ce thème décline les différentes formes de basculement mentaux : des effondrements dans la folie sans combat ou avec le choc du combat, la difficulté nouvelle de poser un diagnostic permettant de distinguer une blessure physique d’une blessure psychique (chapitre 1 et 2), de mesurer aussi ces nouvelles formes de profonds « cafards », proche de la neurasthénie mais pas équivalents qui touchent aussi les civils (chapitre 3), de comprendre ces entrées brutales dans la psychose et les folies lors du retour à la paix (chapitre 5). Les auteurs mettent aussi au jour la mobilisation de malades mentaux à la fin de la guerre et la présence de « débiles » déjà présents dans l’armée d’avant 1914 (chapitre 4). Ainsi, à la fin du chapitre 4 (pp. 95-116), Stéphane Tison et Hervé Guillemain exposent et analysent deux positions différentes des médecins : pour les uns, les aliénés ne doivent pas retourner au combat, pour les autres, le combat jouera le rôle d’un processus d’« eugénisation ». Ce débat n’a jamais entièrement développé, sans doute empêché par les autorités militaires de l’époque. En mettant en avant ces différents points de vue, les auteurs attestent de l’importance et de la complexité de la question de la psychiatrie. Autre point, d’une grande richesse, concerne la position même des auteurs. Ainsi, ils se comportent comme les médecins décrits dans l’ouvrage : ils ne forcent pas le remède, mais cherchent au fil de leur sujet d’étude, à dégager, par l’observation des premières pistes de diagnostic, cette histoire de la folie. Sans jamais s’imposer sur le sujet d’étude, ils le laissent émerger et parviennent progressivement à l’éclairer. Tels des médecins déroutés par l’absence de blessures apparentes, Stéphane Tison et Hervé Guillemain se retrouvent face aux diagnostics différents, aux structures psychiatriques variées (asile, centre neurasthénique) et aux débats qui ne parviennent pas à être dépassés, comme celui de la théorie héréditaire.

Ainsi, la recherche entreprise par Hervé Guillemain et Stéphane Tison comporte plusieurs difficultés qui s’échelonnent selon trois plans différents. Le premier plan sont les difficultés rencontrées par les médecins de la Grande Guerre face à des malades sur lesquels ils n’arrivent à émettre aucun diagnostic clair, entraînant un certain nombre d’interrogations : comment se définit la folie en temps de guerre ? Est-elle spécifique de son contexte ? N’est-elle liée qu’à une question héréditaire ? Les fous simulent-ils ? Comment les soigner ? À cela s’ajoute les pressions contradictoires exercées d’un côté par l’État-major français dont la préoccupation est de maintenir les hommes au front, et de l’autre, par les familles cherchant à faire reconnaitre la folie de leurs proches pour les empêcher de retourner au combat, d’obtenir une assistance médicale, on encore de bénéficier d’une allocation de blessé de guerre. La question de l’anachronisme dans la recherche psychiatrique constitue un deuxième plan de difficulté. Il ne s’agit pas, en effet, d’imposer le regard du XXIe siècle sur ces malades, mais bien de comprendre celui du début du XXe, de ses difficultés et de ses réussites, sur ces patients issus de la guerre. Enfin, troisième et dernier plan de difficulté, plus particulièrement dans le cadre du centenaire de 1914-1918 et de la réhabilitation des fusillés, qu’en est-il de l’image de ces « fous » dans notre conscience du premier conflit mondial ? Cependant, la précision et la modestie de leurs propos entraînent plusieurs types de difficultés desservant la lecture de l’ouvrage. Ainsi, dans la complexité de sa construction chrono-thématique, le livre se heurte parfois à un manque de clarté. En effet, il mêle de nombreuses thématiques (descriptions de cas de folie, de difficultés rencontrées au combat, et de réactions diverses des médecins), comme dans le chapitre II (pp. 49-68), multipliant le nombre d’acteurs en présence, entraînant une confusion progressive entre les différents médecins et malades ainsi que les situations associées à ces derniers.

II- Les lieux de la prise en charge

Le deuxième thème traite des « Lieux de prise en charge » et se compose, quant à lui, de trois chapitres : 6- Les débuts de la psychiatrie militaire (pp. 137-160) ; 7- L’asile : un refuge ? (pp. 161-176) ; 8- Dans les nouvelles structures d’urgence (pp. 177-198). Dans le chapitre 6, Hervé Guillemain et Stéphane Tison recontextualisent l’histoire de la psychiatrie et soulignent que, pour les médecins de 14-18, peu de pathologies de la folie surgirent dans le cadre du combat en 1870, cette constatation est sans doute à mettre sur le compte de la brièveté de ce conflit. Les auteurs étudient ensuite l’état des asiles avant et pendant la Grande Guerre de 1914-1918, intense moment où il est nécessaire d’adapter les structures hospitalières existantes aux nouvelles conditions de guerre de masse (chapitre 7). Quant au chapitre 8, il expose d’abord l’état de la réflexion de la psychiatrie militaire qui, encore balbutiante, a cependant commencé à prendre corps après 1909, en particulier en raison des effets de la conscription universelle et des risques accrus d’enrôler des « dégénérés » ou autres individus « dangereux ». Cette psychiatrie militaire se développe particulièrement dans la marine et les troupes coloniales mais en 1914, hormis une dizaine de médecins militaires mieux informés, la majorité des aliénistes considère toujours que la guerre ne rend pas fou.

III- Comprendre la folie en temps de guerre

Le troisième thème comporte quatre chapitres : 9- Ce qu’ils disent de leur guerre (pp. 201-220) ; 10- Les controverses sur les causes des troubles mentaux (pp. 221-250) ; 11- Le temps des « crisards » (pp. 251-276) ; 12- Les fugueurs (pp. 277-302). Le chapitre 9 cherche à « Comprendre la folie en temps de guerre » à travers les dires des patients, les « délires », les interrogatoires ainsi que les examens cliniques. Pour Hervé Guillemain et Stéphane Tison, si les causalités biologiques internes sont encore privilégiées et si dégénérescence et hérédité ainsi que prédispositions et terrain favorable demeurent des fondements de la psychiatrie, l’hypothèse du rôle de l’émotion se renforce au fur et à mesure des années de guerre, même si pour la plupart des médecins, la guerre ne produit pas de nouvelles maladies mentales (chapitre 10). Tout le chapitre 11 (pp. 251-276) est consacré à la question de l’hystérie en la replaçant dans son histoire et ses débats qui démarrèrent au XIXe siècle, même si le retour de l’hystérie – une hystérie virile – pose problème aux médecins militaires, tout comme l’apparition de « fugueurs ». Ce chapitre 12 intitulé « Les Fugueurs » (pp. 277-302) constitue l’un des passages les plus clairs, extrêmement bien construit et efficace de l’ouvrage.

IV- La guerre, et après ?

Enfin, le dernier thème ouvre sur « La guerre, et après ? » et donc sur le XXe siècle. Il comporte deux chapitres : 13- Guérir de la guerre (pp. 305-322) et 14- La démobilisation des fous (pp. 323-350). Cette approche micro-historique empêche certes toute généralisation, puisque l’étude porte seulement sur trois asiles et nul autre lieu comme les hôpitaux militaires ou des conseils de guerre, mais elle permet pourtant de nuancer quelques jugements, ainsi ceux d’une brutalisation thérapeutique, d’une soi-disant innovation psychiatrique (même si l’introduction des concepts de démence précoce et de schizophrénie s’accélère). Enfin, l’idée de dégénérescence demeure vivace encore quelques années et les classifications des maladies mentales ne sont pas bousculées. Hervé Guillemain et Stéphane Tison confirment ainsi que la Grande Guerre n’est pas un terrain d’innovation majeure en psychiatrie comme certains (médecins surtout) l’ont affirmé et ils rétablissent fortement une continuité entre l’avant-guerre et le conflit tout en analysant la variété des pratiques de prise en charge des soldats, et ce grâce à ces archives retrouvées (chapitre 13). Le vieil asile d’aliénés (créé par la loi de 1838) ne sort pas non plus transformé, la guerre a seulement contribué à professionnaliser la psychiatrie militaire et l’expertise mentale ; elle a sans doute aussi précipité l’émergence d’une conception plus large de la santé mentale et elle a contribué à questionner une fois de plus les frontières entre normalité et maladie mentale face à ces soldats qui sombraient dans la folie (chapitre 14).

La psychiatrie : un nouveau champ d’investigation pour la recherche historique ?

Au final, alliant l’extrême violence à la nouveauté technologique, la guerre de 1914-1918 traumatisa les combattants. Des documents bouleversants et inédits font entendre la parole de ceux qui passèrent du front à l’asile. Dès la mobilisation générale et les premiers combats, la guerre de 1914 – dont personne ne prévoyait qu’elle durerait jusqu’en 1918 – imposa un rythme et une violence auxquels nul n’était préparé. La psychiatrie et la médecine militaire furent prises au dépourvu. De l’homme de troupe jusqu’à l’officier, ils furent des milliers à souffrir de troubles du comportement qu’on ne savait ni soigner, ni décrire : dingos, idiots, fous… Peu à peu, toutefois, se développa une réflexion sur les névroses et les traumatismes de guerre. Mais celle-ci fut « oubliée », refoulée, au fil des années 1920-1930 – tout comme furent marginalisés, délaissés ceux que la guerre de 1914-1918 avait rendu fous sans qu’ils aient nécessairement de blessure visible. Se fondant sur des documents inédits, puisés dans les archives des asiles et des hôpitaux, Hervé Guillemain et Stéphane Tison font entendre la voix des ceux qui furent brisés par la guerre : les hommes, leurs femmes, leurs enfants. Rythmant leur étude de récits vrais, bouleversants dans leur simplicité et leur sobriété, ils montrent l’ampleur du défi auquel fut confrontée la psychiatrie, et la révolution intellectuelle qui mit plusieurs décennies à s’accomplir.

Les quelques critiques, émises ici et là, n’enlèvent rien à la très grande richesse de cet ouvrage et à ses mérites, notamment dans le contexte du centenaire de 1914-1918. En effet, il réhabilite une partie de ces oubliés de la Grande Guerre qui se devaient d’être mentionnés tout en donnant un nouveau regard sur l’image mémorielle du premier conflit mondial du XXe siècle. Dans le même temps, il faut saluer la recherche qui parvient à montrer l’importance de la Grande Guerre dans cette histoire de la psychiatrie tout en invitant le lecteur (étudiants, enseignants-chercheurs ou simples érudits) à continuer à penser le sujet.

© Les Clionautes (Jean-François Bérel pour La Cliothèque)