François Daguet propose, aux éditions Vrin, dans la belle collection « Bibliothèque thomiste », une étude sur le politique chez Thomas d’Aquin, dominicain et maître en théologie du XIIIe siècle. Le titre même révèle à la fois l’ambition et les limites de l’ouvrage : non pas embrasser tous les aspects se rapportant au politique dans la pensée thomasienne mais en dégager les principales composantes. En cela, le projet est d’importance. Pour deux raisons. D’abord parce que la réflexion politique thomasienne a fait l’objet d’une réception contrastée dans l’histoire du thomisme. Elle a notamment servi à justifier la théorie de l’Action Française. La présenter à nouveaux frais est donc utile. Ensuite parce que les études récentes montrent de manière croissante l’influence des œuvres aristotéliciennes, et notamment l’Éthique à Nicomaque, sur la théorie thomasienne des actes humains.

François Daguet remet en cause la théorie d’une césure nette qui existerait entre la pensée politique scolastique et la pensée politique moderne (p. 13). Il estime que la théorie politique de Thomas a été trop longtemps méconnue. Il relève deux raisons à cela. La première raison est que l’Aquinate n’appartient pas au courant nominaliste si influent aux XIVe et XVe siècles dans lequel s’enracine la pensée politique moderne (p. 14). La deuxième raison est que Thomas n’a pas laissé de traité de politique (p.14-15). Or l’auteur, également religieux dominicain, accorde à l’Aquinate une attention particulière. Il veut mettre à mal ce double constat : d’abord en montrant qu’il existe bien une pensée politique thomasienne puis en prouvant que Thomas n’est pas un auteur marginal mais essentiel, inscrit dans la lente transformation de la pensée politique au Moyen Âge.
Thomas d’Aquin étudie et enseigne à une période intellectuelle marquée par les traductions en latin des œuvres d’Aristote et de ses commentateurs gréco-arabes et par leur assimilation dans l’enseignement. Ainsi commente-t-il notamment l’Éthique et la Politique, deux sources essentielles de sa philosophie pratique et de sa pensée politique. Si l’Aquinate n’est probablement pas le premier penseur médiéval à avoir commenté la Politique, son commentaire, bien qu’inachevé, a indéniablement contribué à réhabiliter cette partie de la philosophie pratique. Aussi Thomas, en promouvant les théories aristotéliciennes, s’inscrit-il dans un courant qui contribue à mettre fin à ce que l’historiographie appelle « l’augustinisme politique ». Il reprend à son compte l’idée que l’existence de communautés, l’existence de l’autorité politique et du droit des États est un fait de nature.

Le politique relève de la science pratique.

Dans le chapitre 1, François Daguet étudie d’abord le statut du politique dans la pensée thomasienne. Thomas ne sépare pas l’éthique et le politique. En effet, une telle différenciation serait artificielle et étrangère à la pensée thomasienne. L’homme est un être d’action. Ses actes doivent être moralement justes et donc éthiques. Ses actes s’expriment au sein de la communauté humaine et sont donc en cela politiques. L’Aquinate unifie éthique et politique. La politique, qui concerne la manière de vivre ensemble de la multitude, occupe le premier plan parmi les sciences pratiques et figure comme une discipline architectonique (p. 47-50). Selon l’auteur, Thomas distingue un ordre naturel et un ordre surnaturel des choses et produit à la fois un discours philosophique et un discours théologique sur le politique (p. 28-30).

Le politique concerne la vie communautaire.

Dans le chapitre 2, François Daguet rappelle que, pour Thomas, le politique ne se comprend qu’à partir de la fin poursuivie, à savoir le bien. Suivant Aristote, l’Aquinate admet que le souverain bien est la fin recherchée. Mais il est théologien et non philosophe. Selon lui, le souverain bien ne peut être que Dieu à la fois cause première et finale de toute chose. Subordonnant l’ordre naturel à l’ordre surnaturel (p. 67-76), Thomas assimile la finalité du politique à la fruitio céleste.
Dans le chapitre 3, François Daguet rappelle que Thomas, suivant Aristote, définit l’homme comme « un animal politique par nature » (p. 100-107). Cette vérité est d’ordre ontologique. Il est dans la nature de l’homme de vivre en communauté. Cela répond à une inclination naturelle inscrite en lui. Aussi l’homme définit-il la vie en communauté comme un bien. La communauté est donc conçue comme le lieu naturel de l’expression de la perfection des actes humains. Mais cette communauté ne saurait être le lieu parfait absolument. Elle n’est parfaite que dans l’ordre du nécessaire. Selon Thomas, la communauté parfaite ne peut être que cette des bienheureux. En attendant, au sein de la communauté imparfaite, l’exercice d’un pouvoir est nécessaire.
Dans le chapitre 4, François Daguet définit les deux pouvoirs selon Thomas. Celui-ci de donne du pouvoir qu’une définition générale. Sa source est classique : l’épître aux Romains 13, 1-7 de Paul enseigne que tout pouvoir constitué est d’origine divine. Reprenant la théorie des causes d’Aristote, l’Aquinate accorde donc au divin d’être à la fois l’origine et la finalité du pouvoir. Ainsi définit-il le prince comme participant au gouvernement de Dieu. La légitimité du pouvoir ne s’apprécie qu’au vu de la fin qu’il poursuit : conduire la communauté vers Dieu. De manière classique, Thomas distingue les pouvoirs spirituel et temporel. Il accorde une autonomie au pouvoir temporel qu’il subordonne au pouvoir spirituel. Les autorités spirituelles et temporelles doivent coopérer harmonieusement sans confusion ni séparation. En cela, l’Aquinate s’écarte de l’augustinisme politique.
Dans le chapitre 5, François Daguet présente la théorie de l’ordre de la cité selon Thomas. La cité idéale est celle où règnent la justice (p. 161-178) et la prudence (p. 178-193). La cité est ainsi présentée comme l’organisation politique d’une communauté de personnes, finalisée par le bien commun, informée par la justice et gouvernée selon la prudence. La vie de la cité est une vie « selon la justice ». L’Aquinate admet donc l’existence d’un régime vertueux dans les limites de l’ordre naturel. Néanmoins élaborer des lois est une nécessité.
Dans le chapitre 6, François Daguet définit la loi selon Thomas comme le moyen d’établir l’ordre de justice au sein de la cité. L’Aquinate établit une continuité entre la loi humaine, la loi naturelle et la loi divine. D’ordre rationnel, la loi est une ordination qui doit être réalisée pour atteindre le bien commun. Elle est la règle qui ramène la multitude à l’unité d’action. La loi naturelle est au cœur de la théorie thomasienne. Si la loi éternelle correspond au plan rationnel conçu par Dieu pour la création (p. 231-232), la loi naturelle en la forme participée dans chacune des créatures (p. 232-237). Accessible par la raison, elle permet l’élaboration des lois humaines justes et finalisées par le bien commun. Ainsi conçue, la loi humaine n’est pas une interprétation de la loi divine mais application de la loi naturelle à une situation donnée (p. 237-240). Elle est une participation au gouvernement divin. L’auteur souligne que Thomas ne promeut pas une théorie rigide ou prévaudrait une forme de détermination de l’acte par une loi immuable. En effet, si la loi est contraignante, l’homme dispose de la raison qui lui permet de choisir le bien de manière particulière et libre.

La meilleure forme de gouvernement est un « régime mixte ».

Dans le chapitre 7, François Daguet présente le meilleur régime naturel selon Thomas. Suivant Aristote et ancré dans son temps, l’Aquinate donne sa préférence à un régime de forme royale parce qu’il le régime qui reproduit le mieux le gouvernement divin (p. 280-284). Cependant, il ne conçoit l’élaboration de la loi sans la participation des citoyens. Aussi propose-t-il ce que l’historiographie nomme un « régime mixte ». Il écarte le modèle théologique augustinien qui ne permet pas de penser la cité politique dans sa réalité naturelle et accorde à ce système sa consistance propre. Il défend deux principes : lorsque chacun participe au pouvoir, la paix et l’amour sont favorisés ; lorsque les plus vertueux sont au pouvoir, il peut exister une hiérarchie au sein du système politique. Aussi Thomas défend-t-il une forme de gouvernement mixte dans lequel un homme unique régit mais secondé par un conseil de sages. Chacun prend part à la vie politique en pouvant élire et être élu.
Dans le chapitre 8, François Daguet définit l’Église comme une société politique d’ordre surnaturel (p. 305-317). Thomas lui subordonne la communauté politique naturelle.

La lecture de l’ouvrage suscite deux questions :

Peut-on défendre avec l’auteur l’idée qu’il ne faut pas séparer l’homme privé de l’homme politique ? F. Daguet récuse deux théories. La première est que le politique soit cantonné à l’immanence de la cité (p.87) et qu’il existe une juxtaposition de deux ordres, l’un finalisé par le bien commun (le politique) et l’autre finalisé par la fruitio (le théologique). La deuxième est que l’homme soit un individu séparant vie éthique et vie politique. En opposition, l’auteur soutient une théorie de la continuité des actes humains éthiques au sein de la sphère politique et insiste sur le fait que si l’homme participe à la vie politique de la cité, en retour, celle-ci contribue à le constituer. Cela est parfaitement recevable.
Peut-on dire avec l’auteur que Thomas propose une théorie du politique « totalisante » (p. 87-92) ? F. Daguet insiste sur le fait que l’Aquinate lie et mêle de manière indissociable les notions d’individu, de communauté et de dessein divin. F. Daguet fait du principe de la primauté du tout un principe métaphysique attesté par la réalité. Comme la partie est ordonnée au tout, l’homme ne se conçoit pas hors du dessein divin dont la communauté humaine n’est qu’un des instruments de réalisation. Thomas est théologien et qui connait le plan de la Summa theologiae et la théorie thomasienne de la providence ne peut que souscrire à ce constat.
Mais le mot « totalisant » effraie et suscite deux réflexions.
La première réflexion porte sur l’usage de la théorie thomiste traditionnelle faite entre nature et surnature qui sous-tend la démonstration de l’ensemble de l’ouvrage. Cette théorie, compliquée et débattue, subalterne la nature à la surnature et assimile tout acte humain à un acte réalisé en vue de la béatitude céleste.
La deuxième réflexion porte sur la méthode de démonstration qui découle de cette théorie. Elle impose une subalternation du discours philosophique au théologique et une démonstration marquée par une théologie « du haut vers le bas ».
En adoptant une telle logique d’étude et de présentation, F. Daguet réduit la présentation des actes humains. Or l’importance des commentaires de l’Éthique et de la Politique sur l’évolution et la structuration de la pensée thomasienne n’est pas à minimiser. Thomas insiste sur le fait que l’homme est un être pensant, rationnel et libre et défend une théorie selon laquelle chacun participe à la vie politique. Il accorde aux actes humains en cette vie une valeur essentielle et reconnait à la cité sa logique propre. Pour l’Aquinate, seule la communauté politique dans son ensemble a le pouvoir d’imposer des lois à tous. La loi, librement promulguée, doit reposer sur le consensus. Cela est essentiel d’insister sur ces points. Non pas que F. Daguet dise le contraire. Mais en étant présentée davantage comme pratique, selon une démarche théologique du « bas vers le haut », la théorie thomasienne eut parue moins « totalisante » sans pour autant être trahie. L’ouvrage aurait davantage présenté la vie politique « ici bas » et davantage fournit des arguments de réflexion « pratique ». Mais il aurait été tout autre : plus philosophique et plus aristotélicien. Mais telle n’est pas la démarche intellectuelle de F. Daguet qui est avant tout un théologien auteur de nombreux travaux sur le dessein divin.

Cette étude, précise et dense, a le grand mérite de contribuer à faire redécouvrir cet aspect mal connu de la pensée de Thomas d’Aquin en la resituant dans son contexte intellectuel. Le plan est rigoureux. Les références aux écrits des papes ou aux textes d’Aristote sont nombreuses. Le problème de la réception de la théorie thomasienne et de son devenir est évoqué. Cette étude intéressera d’abord les médiévistes et les passionnés de philosophie politique car elle permet de mieux comprendre la conception que les médiévaux se font du politique et de la vie au sein de la cité. Elle pourra également inspirer les enseignants qui désirent présenter la société médiévale de manière plus complexe et précise que ne l’incitent parfois les programmes.

Jean-Marc Goglin