Les cahiers de recherches médiévales et humanistes proposaient dans leur première édition de l’année 2020 une étude collective sur les rapts politiques au Moyen Âge et aux Temps modernes. Cette étude a été l’objet d’un colloque organisé à l’UC Louvain en mars 2018.
C’est ici près d’une douzaine d’enlèvements politiques ayant eu lieu au Moyen Âge et durant l’époque moderne qui sont analysés sous toutes les coutures : leur nature, ceux qui en sont l’objet, les décors dans lesquels ils se déroulent, les discours qui les accompagnent, etc. Comme le rappelle judicieusement Gilles LECUPPRE, « l’incident dépasse l’accident » : ces rapts politiques « nous en apprennent davantage sur la société que ne le donne à penser de prime abord leurs allures de péripétie ».
Le premier article s’intéresse au vide politique généré par l’enlèvement de son souverain : ici, le roi Venceslas II de Bohème à la fin du XIIIe siècle. Après avoir pris le temps de rappeler quelques éléments du contexte qui entoure cet événement, Eloïse ADDE montre que face à l’adversité (les maltraitances subies par le jeu roi et les souffrances endurées par le peuple), une certaine cohésion se créé au sein de la société tchèque. Si bien qu’à une lecture apocalyptique des années de captivité du roi répond une lecture apothéotique de la perspective de son retour.
Le deuxième article concerne le rapt de l’évêque de Liège Jean d’Enghien en 1281. Après un bref rappel de faits, Alain MARCHANDISE mène l’enquête et cherche à savoir quelle a été le moteur de cet enlèvement qui s’est terminé de manière dramatique pour sa victime (abandon du prélat, agonisant à demi nu et proche de l’asphyxie sur le pas d’une abbaye…). Loin des considérations de stratégies politiques, ce rapt violent est une réponse à une suite d’humiliations brutales subies par l’ancien évêque de Liège, Henri de Gueldre. N’ayant plus rien à perdre (il a été réduit à l’état laïque), il se venge sur celui qui a pris sa place en laissant libre cours à une violence exacerbée.
Hans COOLS, quant à lui, évoque dans son article l’enlèvement du prince Philippe-Guillaume d’Orange-Nassau par son parrain, le roi d’Espagne Philippe II au début de la révolte des Pays-Bas (1568). L’historien belge démontre le double objectif que poursuit le roi d’Espagne avec cet enlèvement : faire pression sur le père, Guillaume le Taciturne, l’un des principaux membres de l’aristocratie des Pays-Bas espagnols ; faite du fils, Philippe-Guillaume, un « Espagnol catholique » qui servira fidèlement les Habsbourg dans ce territoire en proie aux révoltes. Ce rapt politique se révélera un échec complet : son père puis son demi-frère, Maurice de Nassau poursuivent la lutte contre le souverain espagnol ; et une fois libéré, Philippe-Guillaume ne pèsera jamais sur les événements politiques et ne sera donc jamais la pièce maîtresse espérée par Philippe II.
Dans le quatrième article de la revue, Ana Maria RODRIGUES revient sur un enlèvement singulier du milieu du XIIIe siècle : celui de la reine Mercie, femme du roi du Portugal Sanche II. En plein contexte de guerre civile, cet enlèvement permet à Alphonse, comte de Boulogne, principal rival du roi et candidat désigné par le Pape Innocent IV, de porter un coup extrêmement dur au roi Sanche II. En effet, en plus de lui infliger une humiliation en lui enlevant son épouse dans son château et dans son propre lit, cet élèvement – ou cet « échec au roi » – empêche Sanche II de remplir une des fonctions les plus importantes d’un roi : engendrer un héritier pour le trône et ainsi assurer sa dynastie. L’historienne portugaise en conclut que cet acte violent et illégitime assure à celui qui l’a commis une pleine légitimité comme souverain.
Gilles LECCUPRE tente dans son article de déconstruire l’image du prince faible que conserve la postérité au sujet de Jean IV de Brabant. Plus que l’« homme faible, qui avoit peu de fait et peu de malice » décrit par les chroniqueurs Chastelain et Monstrelet, il est nécessaire d’insister que le principat du duc de Brabant se déroule dans un contexte difficile. Jean IV de Brabant est en effet tiraillé entre ses favoris et sa femme et sa belle-mère. Chacun des deux camps essayant de s’accaparer la personne du duc. Pour éviter de choisir l’option de son épouse, le duc opte à plusieurs reprises pour une stratégie de la fuite.
Dans ce septième article, Elodie LECUPPRE-DESJARDIN analyse avec force détails un kidnapping qui ne s’est pas déroulé comme prévu. Durant la nuit du 27 au 28 juin 1476, un serviteur fidèle du duc de Bourgogne, Olivier de La Marche, tente de s’emparer de la duchesse de Savoie et de ses enfants (dont l’héritier du duché). Dans l’obscurité de la nuit, l’héritier parvient à s’extirper des griffes bourguignonnes. Le rapt est un échec.
De retour auprès du duc de Bourgogne, Olivier de La Marche semble être habité de sentiments ambivalents par rapport à cet événement : la crainte – de la réaction du duc lorsque ce dernier apprendra l’échec de l’enlèvement – mais également une forme de soulagement de n’avoir pas été au bout de cette tâche difficilement conciliable avec son idéal de chevalier et qu’il a réalisée « contre son cœur ». Ainsi, l’historienne nous montre à voir un rapt politique qui se situe à la lisière entre deux époques : celui des chevaliers répondant à leur morale courtoise et celui des sujets fidèles répondant à la raison d’Etat.
Pour le prochain article, nous restons en Savoie mais nous remontons le temps. En effet, Daniela CEREIA propose se s’intéresser aux années qui suivent la mort du comte Amédée VII de Savoie (1391). Son fils héritier, Amédée VIII, n’a que huit ans. S’ouvre alors un conflit politique entre Bonne de Berry – la mère – et Bonne de Bourbon – la grand-mère – pour contrôler le corps du prince mineur et donc pour savoir qui exercera la tutelle et la régence. Particularité savoyarde, ce conflit ne débouche pas sur une lutte violente et armée mais se déroule sur le terrain juridique avec pour arbitre le roi de France. Néanmoins, jusqu’à la majorité d’Amédée VIII, la crainte d’un rapt sera prégnante et le prince sera gardé sous une surveillance constante.
Cette crainte viscérale du rapt, on la retrouve dans l’article que Jonathan DUMONT propose au sujet de la Paix des Dames (1529). Conclue par l’entremise de Louise de Savoir et de Marguerite d’Autriche, cette paix doit mettre fin à la guerre qui oppose le roi de France, François Ier, et l’empereur Charles Quint. Elle doit également permettre la libération des fils du roi de France, détenus en Espagne depuis plus de trois ans. Les négociations qui précédent la conclusion de cette paix se déroulent dans un climat de paranoïa du côté du couple Charles Quint-Marguerite d’Autriche et de leur conviction qu’un rapt va avoir lieu.
On retrouve ici l’idée développée dans l’article d’Alain MARCHANDISE que la possibilité d’un rapt n’est envisagée que lorsque celui qui le commet est dos au mur et qu’il n’a plus rien à perdre. Depuis la défaite de Pavie (1525), la relation entre François Ier et Charles Quint est à ce point déséquilibrée en faveur de l’empereur que seul un rapt (celui de Marguerite d’Autriche par exemple) pourrait rééquilibrer la relation entre les deux princes.
Dans l’avant-dernier article de la revue, il est encore questions d’une lutte de pouvoir pour le contrôle du corps du prince. C’est ici celui du jeune roi de France, François II, au temps de la conjuration d’Amboise (février 1560). Après nous avoir donné quelques éléments du contexte, Sophie TEJEDOR revient sur la « guerre des mots » qui entoure cette tentative d’enlèvement et qui oppose les proches des Guise (qui détiennent le roi) et les proches des protestants (qui ont organisé cet enlèvement). En effet, dans les mois qui suivent l’échec de la conjuration d’Amboise, les plumes proches du pouvoir en rédigent une version officielle : celui d’un projet séditieux qui vise à « s’emparer du Roy à quelque prix que ce fust ». A cette version officielle, les libellistes protestants proposent leur version du rapt : celui de la « libération » du roi « qui a esté ravi, […] par l’ambition des Guises ».
L’enlèvement du roi a pour objectif sa délivrance au nom du Bien public. Balloté entre deux camps difficilement conciliables, l’image et la réputation du roi ressortent considérablement affaiblies de cet événement : on déplore son jeune âge ; on craint sa santé fragile ; et pour éviter tout risque, sa personne est jalousement contrôlée par les Guise et cachée dans les nombreux châteaux royaux. C’est pour cette raison que la mère du roi, Catherine de Médicis, s’engage durant le printemps et l’été 1560 dans un projet d’exposition de la personne royale à travers tout le royaume avec pour objectif de restaurer l’autorité monarchique en renouant le lien unissant le roi à ses sujets. Malheureusement, la reine-mère ne peut récolter les fruits de ce succès car le roi François II meurt au début du mois de décembre 1560.
Pour ce dernier article, nous nous retrouvons à la toute fin du XVIIIe siècle. Suzanne LIEVIN y décortique la création d’un mensonge d’Etat par l’Assemblée Constituante : la fuite du roi Louis XVI et sa famille dans la nuit du 20 au 21 juin 1791 est, en fait, une tentative d’enlèvement ! La fuite du roi a, en effet, pris de court les députés de l’Assemblée Constituante qui doivent s’expliquer sur cet évènement dès le lendemain à l’Assemblée. Ils prennent alors le parti de développer la thèse de l’enlèvement du roi, sans trop y croire… Thèse à laquelle personne ne croit dès lors qu’on trouve le manifeste laissé par le roi au moment de son « départ » où il justifie longuement sa fuite.
C’est pour les députés constituants l’équivalent de près de deux ans de travail qui sont remis en question. De plus, il n’y a pas, pour beaucoup de députés « modérés » d’alternatives crédibles à leurs yeux qu’une monarchie constitutionnelle avec Louis XVI – roi parjure et roi ennemi de la Révolution – à sa tête. Ainsi, la monarchie constitutionnelle (qui sera mis en place officiellement en septembre 1791) a vécu avec ce mensonge d’Etat originel.