Jacky Desquesnes répond à cette question, et l’on appréciera évidemment cette mise en perspective, en expliquant avec force argument que cette guerre de sécession, meurtrière avec ses 620 000 morts a été une guerre totale. Elle se déroule dans les trois dimensions, la terre, la mer, avec ses navires corsaires, sous la mer même avec la première utilisation militaire des submersibles et l’air avec une utilisation des ballons. Voir le ballon évoqué dans l’île mystérieuse par Jules Vernes
Le contexte
Cette guerre de Sécession, du fait de sa dimension économique, – encore un des aspects de la guerre totale – se conduit nécessairement sur les océans.
Les nordistes ont compris, dès le déclenchement de la guerre que le Sud était largement dépendant de ses importations et de ses exportations, de produits manufacturés venus d’Europe, de coton vers les filatures anglaises. Cette guerre oppose aussi, au delà des esclavagistes et anti-esclavagistes, deux conceptions de l’économie. Les nordistes, adeptes d »un protectionnisme que l’on qualifierait aujourd’hui d’intelligent, permettant le développement, et des Sudistes, favorables au laisser-faire, laisser-passer, dont ils étaient d’ailleurs largement bénéficiaires comme exportateurs de matières premières.
L’auteur illustre d’ailleurs ce propos avec le croquis de 1861 sur la stratégie de l’anaconda, un serpent qui enserre les États Confédérés avec un blocus maritime sur le littoral des États-Unis.
Comment donc cet affrontement majeur de l’histoire des États-Unis a-t-il pu conduire à s’affronter, au large de Cherbourg, sous les yeux de la population installée sur la plage, un peu comme le public du tour de France, la corvette nordiste Kearsarge et le croiseur sudiste Alabama ?
Dès les débuts du conflits, la dimension navale a été présente. Les navires sudistes cherchent à forcer le blocus, alimentent les États confédérés et s’approvisionnent ou se réfugient dans les ports neutres du Royaume uni ou de la France impériale.
Pourtant, à Cherbourg, en ce mois de juin 1864, les préoccupations du public ne vont pas vers la présence de ce navire corsaire dans les eaux, mais plutôt autour de l’ouverture d’un établissement de bains de mer et d’un casino.
La logique d’un blocus
Avec beaucoup d’humour, Jacky Desquesnes associe cette présence navale au programme d’animations «prévues» pour l’inauguration du Casino.
Le croiseur confédéré, CSS Alabama L’USS Alabama est un Sous marin nucléaire d’attaque. Il a été l’objet d’un film avec Gene Ackman, USS Alabama. est un navire de course, visant à attaquer la flotte marchande de l’ennemi. Dès 1861 en effet, la flotte de guerre des États-Unis, peu développée d’ailleurs, est toute au mains de l’Union. Les Sudistes doivent constituer de toutes pièces, par des commandes aux chantiers navals britanniques, une flotte de guerre. Cela donne de très belles unités navales, modernes évidemment et taillés pour l’interception. ces navires destinés à la poursuite sont dotés de machines à vapeur mais également de voilures permettant d’économiser un charbon qui n’est pas facile à trouver. L’Alabama est d’ailleurs accompagné par un «sister ship» qui l’approvisionne.
Deux navires de haute mer ont été conçus pour cette guerre de course, le Florida et l’Alabama. ces navires sont financés par les maisons de commerce sudistes installées en Angleterre. Si la Reine Victoria à rappelé les règles de neutralité, il n’en reste pas moins que les agents sudistes sont très actifs, même s’ils se heurtent à un puissant lobbying des nordistes sur tous les terrains où ils interviennent.
Ces navires confédérés sont présentés et construits comme des bâtiments de commerce, changent de nom, – la coque de l’Alabama est désignée pendant sa construction par le numéro 290- , et ne sont armés que lorsqu’ils ont quitté les eaux britanniques. Les sudistes brouillent d’ailleurs les pistes en changeant le nom des navires à plusieurs reprises. Le première coque est mise à l’eau sous un nom italien, l’Oreto, arrive à Nassau pour devenir en Aout 1862, après son armement devenir le CSS Florida.
De la même façon, le futur CSS Alabama est mis à l’eau sous le nom d »Enrica le 15 mai 1862. Il arrive aux Açores, présenté aux autorités portuaires sous le nom de Barcelona. Il reçoit son armement de l’Agrippina qui lui apporte six canons et du steamer Bahama qui amène Raphaël Semmes, le futur commandant. Une fois équipé, il quitte les eaux des Açores avec le Bahama et devient le CSS Alabama après la lettre de la Commission de Jefferson Davis, le Président de la Confédération. Le CSS Alabama, conçu, officiellement comme un navire marchand, mais croiseur corsaire, est devenu un navire de guerre, appliquant les règles de la marine.
Le navire confédéré Alabama dispose d’une innovation technique qui permet à ce croiseur mixte, à voile et à vapeur, de relever son hélice lorsqu’il utilise la voile, celle-ci étant un frein lorsqu’elle n’est pas utilisée.
Le commandant Raphaël Semmes est également présenté par l’auteur, comme un excellent marin. Son journal de bord a été étudié, et même si l’auteur précise que le capitaine a écrit sa propre légende, il note sa précision dans les observations, les descriptions qu’il fait des populations rencontrées, et bien entendu son sentiment sur l’évolution de la guerre.
Deux commandants face à face
Le commandant de l’Alabama est un esclavagiste convaincu, il décrit avec force préjugés les populations noires qu’il rencontre, notamment en Martinique en parlant de « race nègre, paresseuse et prodigue ».
Ce commandant de navire corsaire est également un juriste. Ancien avocat, il pratique la guerre de course en y mettant les formes juridiques, rédigeant des jugements sur son journal de bord, et justifiant juridiquement la capture de ces navires qui alimentent les forces de l’union.
Sur son bâtiment le commandant Raphaël Semmes siège aussi au pénal et n’hésite pas à condamner les membres de son équipage qui contrevienne au règlement militaire de la marine qu’il cherche à imposer à des personnels, recrutés de sacs et de corde au hasard des escales.
Enfin, toujours dans le cadre des escales, le commandant confédéré essaie de négocier diplomatiquement avec les autorités, y compris avec les pays qui pour la plupart d’entre eux n’ont pas reconnu diplomatiquement la confédération.
Pour autant, la question qui est posée et étudiée par l’auteur et celle du statut de ce bâtiment confédéré, qualifié de pirate par les unionistes qui dénient toute légitimité à la confédération, tandis que les puissances comme la France et l’Angleterre lui reconnaissent un statut de belligérant. La polémique à ce propos se développe dans la presse française qui a été largement dépouillée par Jacky Desquesnes.
Les attaques des navires confédérés se retrouvent également évoquées dans les prétoires, puisque des armateurs français, exerçant leurs activités avec les États-Unis, se retrouvent victimes de préjudices, lorsque leurs navires sont interceptés.
La France de Napoléon III, par la déclaration du 10 juin 1861, choisit la neutralité dans le conflit qui oppose le nord et le sud. D’après l’auteur les règles semblent avoir été respectées globalement, le choix de la neutralité se justifiant par la volonté d’éviter un combat dans les eaux territoriales. Cependant, lorsque des navires confédérés, traqués par la flotte de l’union étaient susceptibles d’être interceptés, il semblerait que des officiers de marine français aient apporté leur soutien pour permettre aux navires sudistes de gagner la haute mer.
Duel au large
À l’histoire du croiseur confédéré Alabama, Jacky Desquesnes oppose celle de l’USS Kearsarge, chasseur de corsaire confédéré.
Ce navire et de dimensions très proches de celles de l’Alabama, y compris du point de vue de l’artillerie embarquée, avec peu de pièces mais très puissantes. Il est commandé par John A. Winslow qui a pris son commandement en décembre 1863. Moins médiatique que son adversaire, il passe son temps à essayer de trouver des navires sudistes, le plus souvent en vain. Son premier combat aura lieu le 19 juin 1864. Au début de cette année, alors qu’il croise au large des côtes françaises, il a face à lui trois navires confédérés en attente d’armement ou de réparation et de navire en construction dans les ports de Nantes et de Bordeaux. Les autorités françaises imposent d’ailleurs à ce navire, comme à ceux des confédérés, une règle de 24 heures entre l’accostage et le départ de chacun des belligérants à partir du port. Cela complique très largement la tâche du chasseur.
Pourtant, toujours d’après l’auteur, le commandant Winslow qui semble avoir été en délicatesse avec sa hiérarchie, a quand même bénéficié d’un bon réseau de renseignement qui lui a permis de profiter de la situation lorsque le croiseur Alabama est entré en Manche.
Enfin, dernier point avant la description de l’affrontement, les deux commandants se connaissent et ont navigué ensemble avant la guerre.
Après avoir consacré un chapitre à la mise en situation, l’auteur consacré les deux suivants à l’affrontement et bien entendu aux « Échos et mémoires » de cette bataille navale. Pour ne pas déflorer ce qui peut apparaître comme un véritable suspense, très largement entretenu par l’auteur qui arrive à associer la rigueur d’un dépouillement d’archives et un récit haletant, nous n’irons pas plus loin dans cette recension.
Nous dirons simplement que ce travail est extrêmement séduisant, son sujet qui s’inscrit très largement dans la tradition du « western ». On pourrait très largement bâtir un scénario de film à partir du découpage des chapitres du livre. Il suffit de se référer à ce récit, lorsque le commandant confédéré comprend qu’il devra affronter son adversaire, lorsque les deux navires les deux commandants se retrouvent face à face, un peu comme dans la rue principale d’une ville de l’ouest pour un duel. Les spectateurs ne sont pas terrés dans leur maison par contre, mais installés sur le rivage pour assister à ce combat.
Le travail d’enquête est également intéressant. Largement appuyé sur un dépouillement de la presse locale, il montre l’ensemble des implications, politiques, juridiques, économiques pour la France, dans ce conflit d’outre-Atlantique qui finit par se dérouler sur ses côtes.
On mentionnera également, car les recensions oublient souvent cet aspect, que les éditions Charles Corlet qui publient cet ouvrage ont réalisé une belle performance graphique avec une très bonne qualité de reproduction des illustrations, le tout imprimé en France, ce qui devient dans l’édition de plus en plus rare.
© Bruno Modica