Leipzig, la guerre des peuples est un ouvrage de Stéphane Calvet paru à la fin de l’année 2013 aux éditions Vendémiaire. Docteur en histoire, l’auteur est chargé de cours à l’université et à l’IEP de Poitiers; il consacre ses recherches aux guerres napoléoniennes et plus particulièrement à la Grande Armée. Son ouvrage est préfacé par Jacques-Olivier Boudon, professeur en Sorbonne, spécialiste de l’époque contemporaine en général et de la période napoléonienne en particulier.
L’ouvrage de Stéphane Calvet a pour objectif de rendre sa place à un événement gigantesque dans l’historiographie napoléonienne, la bataille de Leipzig, qui se déroula sous les murs de cette cité entre le 16 et le 19 octobre 1813. D’après l’auteur, les spécialistes se focalisent en effet – quant à la question de la dislocation progressive de la Grande Armée – excessivement sur l’année 1812 et la retraite de Russie, puis sur les invasions du territoire français en 1814-1815, ce qui contribue à marginaliser la place pourtant grande de Leipzig dans la désorganisation de l’outil militaire napoléonien.
L’auteur cherche à montrer que, autant après 1812 et la Berezina, tout n’était pas stratégiquement perdu, mais qu’en revanche, après la déroute de Leipzig, Napoléon n’eut plus jamais l’occasion de reprendre l’avantage. Sa situation, malgré certaines victoires imputables à son génie tactique, ne fit que se dégrader jusqu’à son abdication. Avant Leipzig, il parvint à reconstituer son outil militaire; il n’avait aucunement l’intention de se replier mais au contraire de repartir à l’offensive vers l’est. Après Leipzig, l’enjeu était désormais d’opérer une retraite la moins destructrice possible et de mettre le territoire français en état de défense.
L’auteur s’intéresse aussi à cette bataille car d’après les contemporains, elle fut la plus vaste et la plus meurtrière jamais livrée durant les guerres napoléoniennes, c’est à dire peut-être la plus grande bataille de tous les temps, au moins pour l’époque. Un demi-million d’hommes s’affrontèrent en effet durant trois jours, sur un front de quelques dizaines de kilomètres, laissant des pertes se chiffrant en centaines de milliers d’hommes. En plus d’être quantitativement énorme, cet affrontement fut terriblement meurtrier, ce que montre le rapport entre le nombre de soldat présents et le nombre de tués et blessés.
L’auteur démontre que le gigantisme de cette bataille annonce les méthodes de guerre du XIXe siècle, préfigure aussi le gigantisme des guerres totales du XXe siècle. Il convoque pour son analyse les termes de « total », de « brutalisation », il insiste sur la nouvelle utilisation de certaines armes, l’artillerie essentiellement, mise comme jamais à contribution et qui fut la première cause de victimes parmi les soldats, arme qui par ailleurs infligea aux corps des destructions terribles. On voit les analogies qui sont faites avec le déluge de feu de la Grande Guerre, le massacre des corps dont les emblèmes vivants furent après la guerre les gueules cassées.
L’auteur cherche à prouver que les concepts de guerre totale, brutalisation, létalité inconnue des armes nouvelles, etc., ne sont pas forcément l’apanage du XXe siècle. Mais la question n’est pas totalement tranchée : les guerres napoléoniennes furent-elles une préfiguration de la Guerre Civile européenne (1914-1945), ou simplement une redite, avec des moyens plus sophistiqués donc plus destructeurs, de conflits globaux ?
L’auteur mêle les échelles historiques, grâce aux sources qu’il utilise: un mélange de statistiques militaires et d’écrits de mémorialistes, d’une qualité littéraire toujours remarquables. On voit la bataille à plusieurs niveaux, macro et micro, mais aussi au niveau des chefs, des officiers, des sous-officiers, enfin des soldats. On opère aussi des allers et retours entre le front et l’arrière, entre l’avant et l’après de la bataille, dans le but de mesurer l’infinité de facteurs présidant au déroulement d’un événement aussi vaste.
Les chapitres sont découpés selon des logiques à la fois chronologique et thématique: l’auteur nous présente d’abord l’année 1813 et la préparation de la Grande Armée; puis il nous dévoile les stratégies des adversaires et leurs mouvements de troupe, aux confins de la Prusse, de l’Autriche, de la Pologne. Il dresse ensuite un passionnant portrait des bivouacs avant la bataille, de l’état d’esprit des hommes, etc. Puis la bataille proprement dite, qu’il nous fait vivre en suivant une succession de grands angles et de zooms, servie par une belle écriture qui nous permet de vivre l’évènement de l’intérieur.
Il y a du Guerre et Paix dans certaines descriptions d’actes d’héroïques et autre charges de cavalerie dévastatrices, mais aussi dans la description des chefs, notamment de Napoléon, que l’on voit atteint d’une progressive sinistrose, face à une déroute qui se dessine implacablement.