Dans la même veine que ces derniers ouvrages de géopolitique, Hubert Védrine met son regard d’expert et d’expérience au servie ce du lecteur afin de l’aider à comprendre ce qui se joue sous ses yeux, avec ces crises, à l’échelle de la France, de l’Europe et du monde.

A la différence de ses derniers écrits, il le fait ici dans le feu de l’action ou plus exactement de l’inaction du confinement.

Après avoir dressé un rapide tableau des dysfonctionnements du monde qu’a révélé la pandémie, Hubert Védrine s’efforce de dessiner les contours encore très flous de ce fameux « monde d’après » que les journalistes et experts de tous poils se sont empressés d’annoncer.

La mondialisation insouciante

Dans un contexte de mondialisation triomphante, il était impensable que tout s’arrête, et pourtant.

Si les Etats ont été pris par surprise et étaient impréparés, ils ont été prévenus depuis au moins une décennie d’un risque pandémique à échelle planétaire.

Hubert Védrine nous rappelle ici différents rapports évoquant cette menace beaucoup plus probable qu’une guerre de grande ampleur. Ce scénario de l’émergence d’un agent pathogène hautement transmissible provenant de Chine et d’Asie avait été évoqué dans un rapport de la CIA de 2008 mais également dans le Livre blanc français sur la défense et la sécurité nationale la même année puis en 2013. En 2014, c’est au tour de Bill Gates, après le virus Ebola, de mettre en garde l’humanité contre une pandémie.

Mais si ces avertissements n’ont pas été audibles en Occident c’est, selon Hubert Védrine, parce qu’il était impensable que cette course au profit toujours grandissant, à la consommation exponentielle puisse s’interrompre par une menace trop droite venue du Moyen âge….

L’insouciance associée à l’arrogance de la mondialisation et de ses thuriféraires en sont les principaux responsables.

La mondialisation de la peur

Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les hommes ont eu peur, au même moment, de la même chose, note Hubert Védrine.

Cette peur amplifiée par la mondialisation des émotions et décorrélée du risque réel de mortalité a profondément influencé les mesures prises par les Etats obligés de tenir compte de cette opinion.

Cette prédominance des émotions a rendu impossible toute analyse complexe et nuancée de la situation : on dénonça pêle-mêle un néo-nationalisme[1] avec le retour des frontières ou une menace sur les libertés fondamentales avec la mise en œuvre du confinement.

L’aveuglement occidental et la fin des illusions

Pour Hubert Védrine, cette pandémie a confirmé les mutations en cours du monde que les Occidentaux ne voulaient pas voir, aveuglés et empêtrés qu’ils étaient dans un mode de vie individualiste, festif et hyper-consommateur[2].

Cette crise a fini de briser les dernières illusions de l’Occident : celle de son monopole du pouvoir et de l’influence qu’il avait sur le monde à l’image des Etats-Unis complètement perdus face à cette pandémie, celle de l’Europe puissance, celle d’une communauté internationale et enfin celle d’une mondialisation source de progrès.

La pandémie a cruellement révélé la dépendance de l’Occident vis-à-vis de la Chine pour des biens aussi stratégiques que les médicaments, les masques ou les respirateurs. Elle a aussi réveillé des inquiétudes et angoisses longtemps refoulées sur l’avènement d’un monde brutal écartelé entre la Chine et les Etats-Unis.

Une prise de conscience tardive ?

Si 2008 n’a pas servi de leçon et éveillé les consciences, 2020 sera-t-il plus fructueux ?

L’arrêt de l’économie mondiale pendant près de deux mois a révélé, si on  peut encore parler de révélation, l’impact prédateur et destructeur des activités humaines sur l’environnement, par la baisse des émissions de gaz carbonique durant cette période.

Est-ce que cette pause forcée dans la marche insouciante de la mondialisation libérale sera suffisante pour faire prendre conscience au monde de l’impact social et environnemental de cette mondialisation débridée ?

Comprendre et évaluer pour changer

Face à la traque des responsables et à cette injonction au changement, Hubert Védrine prône la méthode : Il faut comprendre et évaluer pour dessiner les contours d’un changement.

– Comprendre les origines du virus au-delà des accusations.

– Evaluer l’attitude initiale des autorités chinoises, hésitations, inertie ou dissimulation ?

– Evaluer la réactivité de l’OMS, minimisation, inertie ou dépendance à la Chine ?

– Comprendre les itinéraires privilégiés du virus.

– Evaluer les politiques nationales en comparant l’efficacité des différentes politiques et des réactions des sociétés démocratiques ou non.

– Evaluer les différentes stratégies de déconfinement.

– Evaluer la quête du vaccin, coopération ou compétition ?

Une mondialisation à réguler : relocalisation, réindustrialisation et souveraineté

Le monde de demain va-t-il changer pour autant ?

Selon Hubert Védrine, même si l’espérance voire l’utopie sont respectables et compréhensibles, tout ne changera pas car on ne change jamais tout.

Mais des évolutions sont à venir.

La première concerne la division internationale du travail dont le coût social, environnemental voire stratégique vient (enfin ?) d’apparaître aux yeux de certains. On parle ainsi de plus en plus de relocalisations que ce soit du côté de Christine Lagarde ou de Pascal Lamy ou de certains PDG tels celui de Michelin ou même la revue The Economist[3] qui s’interrogent sur les limites de l’optimisation des chaînes de valeur. Certains parlent même d’une déglobalisation qui pourrait prendre le visage d’une régionalisation renforcée des échanges (davantage d’importation de textile de Méditerranée pour l’Europe par ex.). Cette relocalisation sera partielle et concernera en priorité les biens stratégiques de la santé et des technologies d’avenir qui touchent au cœur de la souveraineté d’un pays comme a pu le rappeler le président Macron[4].

Cette volonté de renforcer la souveraineté et l’indépendance de la France se retrouve à l’échelle européenne où l’Union à longtemps rejeter toute forme de régulation assimilée à du protectionnisme. Elle cherche désormais à s’inventer une souveraineté technologique et à mieux contrôler les investissements étrangers dans les domaines stratégiques. Pas trop tard selon Védrine qui n’hésite pas à dénoncer les responsables irresponsables qui ont vendu à l’étranger des filiales médicales du CEA, abandonner des entreprises innovantes de médecine nucléaire…

Mais remettre sur pieds une politique industrielle moderne est une lourde tâche : définir les domaines d’investissement, revoir la formation, les grilles de salaire, mettre au point les lignes de production robotisée, instaurer une fiscalité attractive et convaincre les acheteurs d’accepter l’inévitable surcoût… Le défi est immense de relever un secteur délaissé depuis 20 ans au nom de l’idéologie libérale…

Un mode de vie à repenser

Et si les Etats, les instances internationales ou les entreprises ne changent pas, les gens, eux changeront selon Védrine car la pandémie aura laissé une trace indélébile dans leur existence[5]. Même si chacun ne verra pas sa vie changer de la même manière ou au même rythme, les façons de travailler, de consommer, s’alimenter, de se distraire, de se cultiver ou de voyager vont évoluer comme en témoignent l’essor du télétravail ou les nouvelles pratiques du tourisme qui se profilent déjà.

Cependant, Védrine s’interroge pour le secteur de la culture dont l’avenir apparaît plus incertain et dont les formes nouvelles restent à inventer car le numérique ne remplacera jamais le contact réel entre l’œuvre et le public.

Si les modes de vie vont progressivement se modifier sous l’impulsion de milliards de décisions et initiatives individuelles, le monde ne pourra faire l’économie de décisions politiques et collectives qui seront difficiles à prendre[6].

Retour de l’Etat et schizophrénie de l’opinion publique

Hubert Védrine fait le constat que dans ce contexte de crise inédite, les populations se sont retournées vers les autorités publiques et non le marché.

Cet Etat si décrié en temps normal pour la lourdeur de sa fiscalité et de sa bureaucratie a été appelé au secours par les citoyens comme par les acteurs économiques si prompts à le critiquer…

Pour l’auteur, intime des arcanes de l’Etat, cette crise révèle avant tout la paralysie de l’Etat par lui-même au travers des innombrables normes imposées par l’Europe mais aussi les différents organismes qui se sont concurrencés, contredits ou gênés[7] notamment à propos des fameux masques.

Pour Védrine, on ne fera pas l’économie d’une réflexion sur l’administration française au premier rang de laquelle Bercy. Il faudra selon lui aller plus loin dans la décentralisation et la régionalisation et mieux séparer la conception et l’orientation de l’action et la gestion[8].

 Réformer l’Etat

L’Etat n’est pas une entreprise nous rappelle, non sans malice, Hubert Védrine.

Cela aurait pu être une boutade mais il n’en est rien car depuis une trentaine d’année déjà, c’est sur le modèle de l’entreprise privée que l’Etat a été géré, dans une optique court-termiste sans aucune vision d’ensemble à l’image des nombreux Livres Blancs commandés et laissés lettres mortes.

Prisonniers de l’immédiateté, de l’opinion publique et des communicants, les décideurs politiques ont plus réagit qu’agit. Mais gouverner n’est pas réagir nous rappelle Hubert Védrine.

L’auteur propose ainsi quatre réformes : réintroduire le long terme dans la prise de décision publique, créer un poste de vice-Premier ministre chargé de l’écologisation, recréer un ministère de la Santé publique axé autant sur la prévention que la médecine et laissant davantage de liberté aux hôpitaux et une réindustrialisation du pays inévitable (la part de l’industrie dans le PIB français a chuté de plus de la moitié en 25 ans pour atteindre un niveau moitié moins élevé que l’Allemagne…)[9]. Cela prendra du temps, d’où une nécessaire vision à long terme, afin de réorganiser la filière industrielle en relançant la recherche, en renouant des partenariats avec les entreprises, les banques à l’échelle nationale mais aussi européenne et méditerranéenne avec les pays africains.

Mais ce retour de l’Etat sauveur ne doit pas se faire à n’importe quelle condition. Et si les chefs d’entreprises ont su mettre leurs convictions libérales de côté, même s’il y eut des résistances, afin d’oser demander de l’aide à l’Etat au nom du désastre social et humain à venir, il ne faut céder à l’impératif de l’immédiat et conditionner ces aides à la mise en œuvre d’un processus d’écologisation. Ce qui a en grande partie été fait à l’exemple d’Air France.

L’écologisation, une conversion entre incitations et contraintes

Hubert Védrine plaide donc pour un changement de paradigme de société qu’il nomme « écologisation[10] » plutôt que « transition écologique » qui se caractériserait par de profonds changements dans les cinq grands secteurs de l’économie :

– Reconvertir l’agriculture et privilégier les circuits courts de consommation.

– Isoler, économiser et développer les énergies renouvelables.

– Recycler et mettre en place une économie circulaire pour écologiser l’industrie.

– Décarbonner les transports même si ce sera difficile pour les transports aériens et maritimes.

– Repenser l’industrie du bâtiment en misant sur des constructions énergétiquement autonomes voire productrices d’énergies.

– Repenser la finance, la banque et l’assurance en orientant les flux vers des activités d’écologisation.

L’incertitude du monde d’après : chaos ou coopération ?

Ici Hubert Védrine se fait plus pessimiste. La menace mondiale de la pandémie n’a pas crée d’électrochoc ou de révolution diplomatique. La communauté internationale reste toujours une chimère : les Etats-Unis et la Chine se font toujours face et bloquent toute tentative de multilatéralisme.

La lueur d’espoir serait à chercher du côté de l’Europe selon lui. Néanmoins, faudrait-il encore que les Européens s’arment de courage et mettent de côté leurs égoïsmes nationaux pour penser une Europe puissance, enfin indépendante des deux grands et capable alors d’impulser ce mouvement d’écologisation à l’échelle du monde[11].

Enfin, la France a aussi son rôle à jouer dans ce monde d’après si incertain, mais à conditions de reprendre son destin en main[12] pour peser en Europe puis dans le monde. Pour ce faire, point de « gouvernement d’union nationale », impossible sauf en temps de crise, mais un large consensus de réformes concernant le redressement industriel, l’écologisation, la santé, la décentralisation et la débureaucratisation. Mais pour cela, il est souhaitable de ne pas s’en remettre à l’Union européenne mais d’obtenir son soutien et non son opposition au nom d’une « concurrence étriquée[13] »

Conclusion : Ne pas désespérer de l’humanité mais des rendez-vous à ne pas manquer.

Une fois de plus, on retrouve ici la plume claire et précise d’Hubert Védrine pour analyser les ressorts du monde et de notre société, tenter d’expliquer et surtout proposer.

En effet, plus encore que dans ses derniers ouvrages, Hubert Védrine propose ici des orientations et des réformes concrètes à mener, avant tout en France. On y retrouve ainsi ses combats habituels pour une France indépendante et une Europe puissance qui doivent toutes deux profiter de la situation pour s’imposer comme des phares de l’écologisation dans ce « monde d’après » si incertain.

Pour Hubert Védrine c’est dans les deux ans à venir qu’il faudra juger de l’impact de l’épidémie à toutes les échelles, des citoyens aux Etats et organisations internationales pour savoir si l’humanité à bien pris la mesure des défis à relever pour redresser le monde et lui dessiner un avenir sous le signe de la coopération, de la solidarité et de l’écologie.

Il n’est pas trop tard mais il est temps. Et si Hubert Védrine se montre optimiste, par conviction ou obligation intellectuelle, le temps presse…

[1] Hubert Védrine, Et après ?, Fayard, Paris, juin 2020, p. 23.

[2]  Ibid., p. 28.

[3]  Ibid., p. 64-65.

[4]  Ibid., p. 67. Discours du 31 mars 2020.

[5]  Ibid., p. 73.

[6]  Ibid., p. 79.

[7]  Ibid., p. 87.

[8]  Ibid., p. 91.

[9]  Ibid., p. 96.

[10] Concept inventé par Bruno Latour dès 1995…

[11] Op. Cit., p. 128-129.

[12] Ibid., p. 131-132.

[13] Ibid., p. 133.