C’est un poème de Louis Aragon, « le médecin de Villeneuve », composé à la fin de l’été 1942 et publié en Suisse parce qu’interdit par la censure de Vichy, qui sert de point de départ au livre de Nelcya Delanoë, ethno-historienne, spécialiste des États-Unis. Comme le souligne le préfacier, Laurent Joly,dans la nuit du 25 au 26 août 1942, « la zone libre fut le théâtre d’une des plus grandes opérations policières jamais exécutées sur le sol de France : en quelques heures 6600 juifs étrangers furent arrêtés par les forces de police et de gendarmerie »,dans le cadre de la politique de collaboration. Les Juifs de la petite ville de Villeneuve-lès-Avignon, située dans le département du Gard, mais proche d’Avignon, n’échappèrent pas à la rafle de 1942, puis à celle de 1943. Nelcya Delanoë , au fil d’une enquête minutieuse, menée de manière à la fois rigoureuse et vivante, retrace les étapes de la persécution et parvient à « mettre un nom, un état-civil » sur chacune des victimes.

Portrait d’une petite ville de la zone sud.

En 1940, Villeneuve-lès-Avignon compte environ 3500 habitants. A partir de 1941, le maire et le conseil municipal sont désignés par le préfet. Bien que le Gard soit une terre «rouge» ( résistance au coup d’Etat du 2 décembre 1851, révolte des viticulteurs du midi en 1907),le conseil municipal fait à plusieurs reprises allégeance au maréchal Pétain, tout en refusant de supprimer le buste de Marianne dans la mairie. Villeneuve accueillait des réfugiés alsaciens-lorrains expulsés par les Allemands et des soldats ou des travailleurs vietnamiens. Villeneuve accueillait également le poète et éditeur Pierre Seghers marié à une Villeneuvoise .C’est lui qui hébergea Louis Aragon et Elsa Triolet au cours de l’été 1942. Bien que Villeneuve comptât des organisations favorables à Pétain, l’opinion se détacha progressivement du régime et se montra hostile à la persécution des Juifs et des francs-maçons. Comme partout ailleurs ,la soumission de Vichy aux exigences allemandes, les problèmes de ravitaillement, et surtout le STO, détachèrent peu à peu la population du régime. En novembre 1942, après l’invasion de la zone sud, des troupes allemandes stationnèrent à Villeneuve. Le plus grand danger venait des services de la police allemande, installés à Avignon tout proche. Compte tenu de la surveillance policière, la Résistance semble avoir été assez discrète ,mais réelle, surtout parmi les cheminots et les employés des PTT. Des maquis s’étaient développés autour de Villeneuve .Le 8août 1944, lors d’un bombardement aérien, un avion anglais fut abattu,et deux aviateurs furent recueillis et confiés à la Résistance.

La persécution des Juifs : de «l’antisémitisme de bureau» aux rafles de 1942 et 1943.

Voulu par le régime de Vichy, l’antisémitisme d’Etat donna lieu à d’intenses activités de recensement et de surveillance dont l’auteur a retrouvé les traces dans les archives. Le préfet du Gard, Angelo Chiappe, l’un des rares préfet ouvertement collaborationniste ( il fut fusillé à la Libération) appliqua avec zèle la politique antisémite de Vichy avec le soutien de bureaucrates antisémites.Concomitamment au premier statut des Juifs du 3 octobre 1940 qui exclut les Juifs de nombreuses professions, la loi du 18 octobre 1940 permettait d’interner les Juifs étrangers. Beaucoup d’entre eux furent internés au camp des Milles près d’ Aix-en -Provence qui comptait 5000 détenus en 1942. Surtout, la loi du 2 juin 1941 contraignit les Juifs français ou étrangers à faire une déclaration à la mairie, déclaration qui contribua fortement à l’arrestation des Juifs.En 1941,le recensement dénombra 1699 Juifs dans le Gard dont 738 étrangers.En août 1942 , ils étaient 2350.A Villeneuve , on comptait 64 Juifs ,Français et étrangers, dont Nelcya Delanoë publie la liste nominative.Dans leurs déclarations, de nombreux Juifs témoignent de leur attachement à la France. Du reste, certains Juifs ne se déclarèrent pas. A partir de l’automne 1941 , « l’aryanisation » fut menée par le commissariat général aux questions juives.En décembre 1942, le tampon «juif» dut être apposé sur les documents d’identité.

En juillet 1942, les nazis exigèrent l’arrestation de 10 000 Juifs de zone sud. Le secrétaire général à la police de Vichy, René Bousquet, donna l’ordre aux préfets régionaux d’arrêter les Juifs étrangers de la zone sud et de les acheminer au camp de Drancy. 3500 internés des camps de Gurs, Récébédou et Rivesaltes furent livrés aux Allemands.On procéda également à l’arrestation des Juifs de Groupes de travailleurs étrangers.Puis, dans la nuit du 25 au 25 août, les Juifs étrangers furent arrêtés. Dans le Gard 132 Juifs furent arrêtés dont 9 à Villeneuve, 4 furent déportés la même année, 3 en ont réchappé et le sort des deux autres est inconnu. Toutefois, les arrestations dans les départements du Midi furent souvent bien inférieures aux juifs recensés ( 50% dans les bouches-du -Rhône par exemple) Certains avaient été prévenus. Les Juifs arrêtés furent internés au camp des Milles, puis dirigés vers Drancy et déportés à Auschwitz.Entre le 14 août et le 9 septembre 1942, 6000 Juifs de la zone furent ainsi déportés.
Il est difficile d’évaluer les réactions de la population, les inspecteurs chargés d’évaluer l’opinion souhaitant plaire à leur hiérarchie.Toutefois, dans le Gard , comme dans le reste de la France, la brutalité des rafles provoqua une vive émotion.» La population ( …) s’est apitoyée sur le sort réservées aux familles juives arrêtées.» , écrit un commissaire de police. Un rapport transmis aux autorités militaires est beaucoup plus critique à l’égard de la politique de Vichy.Il souligne que la population du Gard a été choquée par les rafles à la fois parce qu’’elles marquent la soumission de Vichy aux autorités allemandes , et parce qu’elles frappent des populations qui ne sont pas considérées comme «dangereuses». Contrairement à ce qui se passa à Toulouse ou à Montauban,la hiérarchie catholique ne protesta pas publiquement. En revanche, le Message de protestation du Conseil national de l’Eglise Réformée de France rédigé par le Pasteur Boegner fut lu en chaire dans les paroisses protestantes.

Les persécutions se poursuivirent en 1943.En juillet 1943, huit personnes furent arrêtées. La persécution change alors de nature comme le souligne le préfacier.Sentant le vent tourner , Vichy mit fin aux grandes rafles .Les arrestations sont le fait de la police allemande de la région, mais aussi d’indicateurs et de truands français ralliés à la collaboration par idéologie et par intérêt.( on peut du reste compléter la lecture de ce livre par la lecture des ouvrages d’Isaac Levendel dont la mère a été arrêtée le 6 juin 1944 ou par la consultation de son site internet très intéressant en ce qui concerne la persécution des juifs dans le Vaucluse).

Nelcya Delanoë s’attache à redonner vie aux Juifs de Villeneuve.Elle en dresse la liste nominative et s’attache à la biographie de certains d’entre eux, comme Julien Lévi trahi par un passeur alors qu’il tentait de passer en Espagne et mort en déportation. Au total, sur les 70 Juifs de Villeneuve, 17 furent déportés.

L’ouvrage de Nelcya Delanoë retrace de manière très précise le mécanisme de la persécution et de la déportation.Elle redonne vie aux Juifs de Villeneuve. Plusieurs zones d’ombre demeurent, mais l’auteur a souhaité « contribuer à l’écriture d’une histoire qui ne saurait plus passer en douce»On se permettra pour conclure de citer trois strophes du poème d’Aragon « Le médecin de Villeneuve».La tarasque ,dans le folklore provençal, était une bête fabuleuse ,mangeuse d’hommes . Les Pastoureaux étaient des croisés d’origine populaire qui se livrèrent à des massacres de Juifs au XIVème siècle . ( notices wikipédia)

Dans ce pays de fenêtres étranges.
Il fait trop nuit pour qu’un sanglot dérange
Les jardins clos qui sont des cœurs murés
Tout est de pierre et tout démesuré
Dans ce pays de fenêtres étranges .

(…)

Qui frappe à la porte au noir du silence
Il se lève un vent de violence
Sur la ville un vol de coquecigrues
Traque des fuyards à travers les rues
Qui frappe à la porte au noir du silence .

(…)

C’était hier le temps des Pastoureaux
Le temps qui passe embellit le bourreau
La pierre fend à force de bourrasques
A chaque siècle il suffit sa tarasque
C’était hier le temps des pastoureaux.