Eva Mozes Kor (1934-2019), jeune fille juive roumaine, a 10 ans quand, avec sa sœur jumelle, Myriam, elle subit les expériences de Joseph Mengele dans le camp d’Auschwitz. Immédiatement repérée, avec sa sœur, lors de son arrivée au camp, elle est mise à l’écart avec d’autres jumelles, afin de permettre à l’Ange de la Mort de mener ses recherches sur la gémellité à des fins eugéniques. Elle réussit l’incroyable tour de force d’en réchapper. Elle trouve non seulement la force de survivre et de se reconstruire, mais également de témoigner et de pardonner. Ces mémoires, publiés pour la première fois en 2009, sous le nom de Surviving the Angel of Death: The Story of a Mengele Twin in Auschwitz, puis traduits en français en 2018 (sous le titre Survivre un jour de plus – Le récit d’une jumelle de Mengele à Auschwitz), ont été écrites par Lisa Rojany Buccieri, auteure de plus d’une centaine d’ouvrages et éditrice.

Comment la vie d’Eva bascule progressivement dans l’horreur ?

Avec ses parents et ses trois sœurs, Eva est issue de la seule famille juive du petit village de Port, en Transylvanie, alors situé en Roumanie. Elle a six ans quand son pays est envahi par les nazis. Si le port de l’étoile jaune n’y est pas obligatoire, la famille n’en est pas moins mise à l’écart et stigmatisée.

C’est à partir de 1940 qu’Eva prend conscience de l’antisémitisme. Sa maison est régulièrement la cible de projectiles et d’attroupements haineux. Dans la petite école du village, la jeune fille et sa sœur, Myriam, sont victimes d’un véritable harcèlement de la part de leurs camarades et de l’enseignante. Une anecdote est révélatrice de cette ambiance haineuse, incompréhensible pour la jeune Eva. Des garçons déposent des œufs sur la chaise de l’enseignante, puis, avec le reste de la classe, désignent les jumelles comme coupables. Malgré leur démenti, elles sont obligées de s’agenouiller pendant une heure sur des grains de maïs durs. A cela s’ajoute une apparition de textes et d’exercices antisémites dans les cours. Eva raconte, par exemple, qu’à 6 ans, elle a assisté à la projection en classe d’un court-métrage intitulé Comment attraper et tuer un Juif. Une autre anecdote concerne son manuel de mathématiques qui proposait de résoudre le problème suivant : « Si vous aviez 5 Juifs et que vous en tuiez 3, combien de Juifs vous resterait-il ? ».

Au-delà des souffrances physiques et morales, la jeune Eva est révoltée par la résignation de ses parents. Cela ne sera que bien des années plus tard qu’elle comprendra qu’ils ont tout fait pour les protéger elle et ses sœurs.

Le tournant a lieu quand la famille est envoyée dans le ghetto de Șimleu Silvaniei, en Hongrie. Dans le ghetto, les adultes font courir le bruit que les Juifs envoyés en Allemagne seraient tués. D’où la croyance que la famille survivrait tant qu’elle resterait en Hongrie. En mai 1944, les soldats leur demandent d’abandonner leurs affaires et de monter dans un train, dans des wagons à bestiaux, en direction d’un camp de travail hongrois. L’horrible prise de conscience a lieu lorsque, lors d’un arrêt, après plusieurs jours d’un voyage terrible, un homme répond en allemand aux questions de son père.

L’enfer d’Auschwitz

Arrivées à Auschwitz, sur le quai de descente du train, Eva et sa sœur sont immédiatement repérées et mises à l’écart du fait de leur gémellité. Le reste de la famille est gazé. Elles ont alors 10 ans. A partir de ce moment-là, Eva prend conscience de leur solitude et décide qu’elles survivront par tous les moyens.

Pendant des mois, en plus des privations, des poux et de la peur, elles subissent les expérimentations de l’Ange de la mort. Cette partie des mémoires d’Eva fait penser à un mauvais scénario de film d’horreur, tant ce qu’elles ont vécu dépasse l’entendement. Elles subissent, notamment, de nombreuses et importantes prises de sang. Régulièrement, des substances leur sont injectées. Eva raconte que Joseph Mengele injectait à certains enfants des maladies. S’ils ne survivaient pas, leur jumeau était abattu afin de pouvoir comparer les corps disséqués. Après une injection, Eva tombe gravement malade, avec l’apparition d’une forte fièvre et de plaques sur les jambes. Mengele annonce sa mort imminente. Elle réussit, avec la complicité d’une infirmière, à se nourrir. Par ruse, elle parvient à fausser les résultats de ses prises de température quotidiennes, survivant ainsi contre toute attente après deux semaines sur un lit de mort. Les expérimentations recommencent immédiatement. Sa sœur se voit injectée une substance, encore non identifiée à ce jour, qui stoppe la croissance de ses reins.

Les jumelles sont finalement libérées par l’Armée rouge lors de la libération du camp, le 12 janvier 1945. Elles doivent, avec les autres rescapés, participer à un film de propagande soviétique avant d’être prises en charge.

Afin d’éviter d’être placées dans une institution pour orphelins et rentrer chez elles, elles demandent à une ancienne amie de leur mère, Mme Csengeri de se faire passer pour leur tante. Elles logent alors dans un camp, dans une pièce qu’elles partagent avec Mme Goldenthal. Mère de jumeaux ayant aussi subi les expériences de Mengele, cette femme avait réussi, avec la complicité d’autres femmes à Auschwitz, à cacher aux nazis un troisième enfant, en le dissimulant sous ses jupes et sous les couchettes. Les jumelles sont ensuite envoyées chez une tante, une des rares survivantes de leur famille, où, si elles ne manquent de rien sur le plan matériel, elles souffrent de son manque d’affection maternelle. Le récit d’Eva se termine sur son départ en Israël, en 1950.

L’épilogue d’Eva et la postface de l’éditrice Peggy Tierney (avril 2020) : Vers le travail de mémoire et le pardon

Après une dizaine d’années passées en Israël avec sa sœur et le reste de sa famille survivante, Eva s’installe en 1960 dans l’Indiana avec son mari et fonde une famille. Elle raconte qu’elle le rencontre en Israël, où il la demande très rapidement en mariage, alors qu’elle ne parle presque pas l’anglais. Au début de sa vie aux Etats-Unis, elle apprend seule à parler la langue et apprend à connaître son mari, n’appréciant pas forcément sa nouvelle vie et allant de désillusion en désillusion. Elle subit un racisme et une stigmatisation du fait de son décalage avec les autres habitants de Terre Haute. Tous les ans, à Halloween, elle est harcelée par les enfants du quartier. Son fils lui reproche son décalage, subissant des moqueries à l’école.

C’est en 1978 qu’a lieu un tournant salutaire. La série Holocauste, réalisée par Marvin Chomsky, entraîne une prise de conscience de la part de ses voisins et de sa famille. Son image change et elle reçoit des lettres d’excuse de la part de ses harceleurs. Elle commence également à donner des conférences sur son expérience de la Shoah.

En parallèle de ses conférences et de son travail de mémoire, Eva crée en 1984 une association destinée à rapprocher et recenser les jumeaux victimes des expériences de Josef Mengele. Elle parvient à réunir plus d’une centaine de témoignages. Avec sa sœur, qui décède en 1993 des suites des expériences subies à Auschwitz, elle fonde, en 1985, le Candles Holocaust Museum and Education Center, une structure où elle anime des visites et des rencontres, en particulier avec des scolaires. Elle organise également des voyages à Auschwitz. Devenue célèbre aux États-Unis, Eva Kor donne des conférences dans le monde entier sur des sujets liés à la Shoah, à l’éthique médicale, au pardon et à la paix.

Eva, en plus de son immense travail de mémoire, décide de pardonner aux nazis. Par exemple, elle rencontre Hans Wilhelm Münch, un ancien médecin d’Auschwitz en 1993. Elle lui fait signer, à Auschwitz, un document où il témoigne de l’existence des chambres à gaz. Elle serre la main d’Oskar Gröning, le comptable d’Auschwitz, lors de son procès en 2015. En 2017, elle annonce avoir pardonné à Josef Mengele. Malgré une réaction négative d’anciens déportés, qui ne comprennent pas sa démarche, elle pardonne aux nazis pour en finir avec le pouvoir qu’ils ont eu sur sa vie. Peggy Tierney, l’éditrice qui a rédigé la postface de cet ouvrage, parle de deux personnes différentes, avec une Eva amère avant le pardon, et une Eva plus lumineuse et joyeuse après.

Au-delà d’un témoignage, une leçon de vie et de résilience

Comme pour beaucoup de témoignages de la Shoah, à la lecture des Jumelles de Mengele, on a du mal à croire que tout ce qu’a vécu Eva est réel. Lisa Rojany Buccieri a su, suite à de nombreux entretiens avec Eva, parfaitement saisir sa voix et raconter son histoire à la première personne. Ce choix narratif nous offre un aperçu poignant des pensées et des sentiments d’Eva. Il rend la lecture très vivante et touchante. L’ingéniosité d’Eva, sa force de caractère et sa décision forte de pardonner à ses bourreaux sont une véritable leçon de résilience, d’espoir et, même, de vie. La postface de l’éditrice offre un aperçu extérieur de la personnalité d’Eva, complétant son récit et permettant de le remettre en perspective.

Avec une écriture très fluide et un fort potentiel empathique, ce récit est parfaitement adapté à des collégiens et des lycéens. Des extraits, accompagnés des photos qui illustrent le récit d’Eva, peuvent être utilisés pour montrer les différentes étapes de la Shoah. Cela permet d’incarner davantage cette période, par l’intermédiaire d’un acteur l’ayant vécu. Ces mémoires ont toute leur place dans les CDI et dans les bibliothèques des professeurs.