Les écoquartiers font rêver, ils sont censés préfigurer et impulser la ville durable de demain, celle qui est presque à la campagne et, dans les dépliants, on y voit des familles heureuses, des bambins qui jouent à l’écart des voitures et du bruit. Mais la réalité est plus complexe…
Dans ce dossier où il a réuni de nombreux articles parus au cours des dernières années dans des revues spécialisées d’urbanisme ou de géographie, l’urbaniste Taoufik Souami cherche à dégager les enjeux de ces nouveaux quartiers, apparus en Europe au cours des années 1990 : sont-ils un nouveau modèle universel appelé à se généraliser pour le XXIe siècle, vont-ils parvenir à mettre un terme à l’opposition entre ville et environnement, ou bien, comme certains le dénoncent déjà, ne sont-ils finalement que des « ghettos pour une élite bobo », et apportent-ils ce qu’un des auteurs appelle une « dualisation écologique » de l’espace urbain, avec d’un côté les quartiers « verts » et de l’autre le reste de la ville, toujours aussi polluante ?
A chacun sa spécificité
Le premier intérêt de ce panorama est de mettre en évidence la grande diversité des écoquartiers. Sous cette étiquette, on trouve des réalisations très différentes, et les trois volets du développement durable (économique, social, environnemental) y sont développés de façon très variable, si bien qu’il apparaît parfois que le volet social en est carrément absent. Il y a parmi eux les « stars », ceux qu’on vient de loin visiter et qui font déjà figure de référence, par leur précocité ou leur ampleur : c’est le cas du quartier Vauban à Fribourg (Allemagne, Bade-Wurtemberg) développé à partir d’une ancienne caserne des troupes françaises, ou de Bedzed à Londres. On pourrait aussi citer Masdar, dans les Emirats arabes unis, aujourd’hui revu à la baisse, ou en Chine, le projet de Dongtan, pour l’instant mis à l’arrêt. Moins médiatisés, d’autres écoquartiers d’Europe du Nord ont des particularités intéressantes : au Kronsberg, quartier d’Hanovre en Allemagne, il a fallu aménager en périphérie de la ville un quartier ex nihilo, pour faire face à l’afflux de population venue de l’ex-RDA au début des années 1990, tout en « optimisant » les solutions écologiques. À Malmö (Suède), on compte deux écoquartiers, sur des scénarios très différents : à Augustenborg, à l’est de la ville, il s’agissait d’une opération de renouvellement urbain pour impliquer les habitants d’un quartier devenu un « concentré de problèmes sociaux », tout en transformant le bilan énergétique (diminution de la consommation de chauffage, tri des déchets ménagers..) et améliorant l’accessibilité par les transports en commun ; à l’ouest, à « B001 », le défi était, à l’occasion d’une exposition sur le bâtiment, de transformer une friche industrielle contaminée (ancienne usine Saab) en quartier d’habitation attrayant.
En France, chaque écoquartier présente aussi une spécificité : à Trilport, près de Meaux, l’enjeu est de transformer un espace hétéroclite autour de friches industrielle et agricole en quartier à part entière, et de développer l’intermodalité ; aux Docks de Saint Ouen, qui représentent un bon quart du territoire communal, le défi est de développer la mixité sociale, la place du piéton au détriment des autres modes de déplacement, et de maintenir en place des activités a priori peu attractives, comme la centrale d’incinération d’ordures ménagères et le centre de chauffage urbain. À Bonne-Grenoble, sur une ancienne caserne libérée en 1994, il s’agit de réaliser 35 % de logements sociaux tout en assurant la continuité avec le centre ville et ouvrant à tous un espace public central. A Cognin au sud-ouest de Chambéry, un des points forts consiste à encourager financièrement l’usage du vélo électrique, beaucoup moins cher que les places de parking ou les garages.
En Afrique aussi
Curieusement, le dossier ne présente pas d’exemple nord-américain : il semble bien que les écoquartiers soient une expérience proprement européenne de la fin du XXe siècle.Mais quelques écoquartiers se développent dès à présent en Afrique : en banlieue du Caire, se dessinent déjà Westown et son pendant, Eastown, confiés entièrement au secteur privé, et réservés à une clientèle haut de gamme ; Benguérir, près de Marrakech au Maroc, est en partie financé par l’Office des Phosphates qui veut « payer sa dette »à la région et compenser ainsi la pollution générée par son activité. A Kelibia, dans le Cap Bon, en Tunisie, le projet, d’ampleur plus modeste, porte sur un quartier déjà existant : pas de nouvelle construction, mais un travail d’éducation aux économies d’eau et d’énergie : utilisation de lampes à basse consommation, de chauffe-eau solaires, développement du tri et du compostage des déchets, plantations pour développer la biodiversité, le tout encadré par une association.
Autre angle pour observer le développement des écoquartiers, le rôle des différents acteurs dans leur élaboration et leur fonctionnement. Il semble qu’ici se distingue l’Europe du Nord, où les initiatives remontent plus souvent à des individus ou des associations très engagés, de celle du Sud (France y compris), où les collectivités locales, municipalités en tête, jouent généralement le rôle moteur, même si elles cherchent tout de suite à intégrer les futurs habitants dans le processus de naissance du nouveau quartier et sa gestion. A l’extrême, on classerait l’exemple de EVA-Lanxmeer, à Culemborg aux Pays-Bas : l’écoquartier a été totalement initié par des intellectuels et des militants écologiques très actifs, qui voulaient créer quelque chose de très nouveau, et ont recherché le terrain et la collectivité interlocutrice, après avoir monté complètement le projet. A Zurich, c’est un comité de planification, reliant la ville et les différents propriétaires fonciers, qui a réhabilité une soixantaine d’hectares de friches au nord de la ville, pour répondre à une forte demande de logement social et au choix d’une « urbanisation vers l’intérieur » voulue par la gauche. A Paris pour le projet « Ecozac » de la place de Rungis dans le XIIIe arrondissement, c’est une association de riverain qui a mené l’opération, invitant et sensibilisant les élus, visitant d’autres écoquartiers, et imposant finalement un cahier des charges écologique là où se préparait une opération immobilière classique.
Une très inégale implication des habitants
Les auteurs de ce dossier se sont aussi interrogés sur l’implication des habitants dans les différents projets. Parfois, on invite les habitants à participer à un forum permanent, comme à Vauban où les nouvelles décisions sont prises en concertation avec les habitants. Parfois, une association travaille sur la durée pour impliquer et sensibiliser la population de l’écoquartier, agissant au niveau des écoles, assurant le relais auprès des associations locales, comme c’est le cas au Kronsberg à Hanovre. Souvent les communes demandent l’accord des habitants, voire leur plébiscite. A Dunkerque, le projet s’est appuyé sur des « ateliers urbains », des groupes de consultation citoyens.
Mais parfois, c’est l’indifférence qui l’emporte, et contrairement aux idées reçues, les Européens du Nord ne sont pas à l’abri de cette attitude : à Bo01, un des deux écoquartiers de Malmö, une enquête récente auprès d’habitants a montré que la vie sociale et la prise de responsabilité dans les activités du quartier viennent très loin dans leurs préoccupations et les motifs qui les ont fait venir là : bien mieux classés, la situation en bord de mer, la tranquillité, la qualité architecturale et matérielle des logements, le « standing ». On peut penser que de nombreuses nouvelles opérations immobilières vendues sous le label « écoquartier » se rapprochent de ce cas : il s’agit d’abord de vendre de l’écologie, du cadre de vie, voire de la bonne conscience, à une clientèle aisée.
En France, dans le cadre des objectifs de l’Agenda 21, un « club écoquartier » a été mis en place depuis peu, piloté par le ministère du développement durable. Il s’agit de veiller à ce que les « piliers » du développement durable soient respectés ; les thèmes pour 2010 étaient révélateurs des préoccupations et de la diffusion du phénomène : « les écoquartiers comme leviers de la ville durable », « les écoquartiers en milieu rural ». Mais il n’est pas dit que tous s’engagent dans cette instance, et s’engagent à la même vigilance…
Les défis qui se posent à ces quartiers, dont l’histoire ne dépasse guère une vingtaine d’années pour les plus anciens, sont au moins doubles : leurs habitants seront-ils capables de s’impliquer durablement dans la gestion au quotidien de leur espace de vie, pour qu’ils gardent ce caractère particulier et souvent « militant » et, d’autre part, réussiront-ils à devenir des noyaux d’impulsion pour une ville durable, et non seulement des enclaves remarquables, dans un espace urbain inchangé où ils feraient alors figure d’alibis ?
Nathalie Quillien © Clionautes