L’objectif des organisateurs était de « prendre en considération toutes les formes de manifestations écrites qui se situent au-delà de la résignation et de la passivité face à l’occupation, mais parfois « en deçà » de la Résistance, au sens où l’a définie Pierre Laborie : une action visant consciemment à lutter contre l’occupant, ou ses collaborateurs, en usant d’un répertoire d’actions de transgression, ce qui entraîne une prise de risque ».
Prendre en compte une grande diversité d’écrits en combinant approche historique et approche littéraire.
Les écrits pris en compte sont donc d’une grande diversité : les écrits résistants proprement dits (tracts et journaux clandestins, circulaires intérieures, poèmes et nouvelles, graffitis et papillons…) ; mais aussi des écrits privés (une grande importance est accordée aux journaux intimes), et encore divers modes d’écritures publiques (journalistique, poétique, romanesque ou théâtrale). « Pour saisir la fonction et la signification de cette écriture sous l’Occupation, il fallait combiner deux approches et, de ce fait, associer deux champs disciplinaires : une approche par la langue, comme instrument de communication, d’une part, comme expression littéraire, de l’autre (…) une approche par l’histoire, comme appréhension d’hommes et de femmes dans la société de leur temps avec son contexte spatio-temporel bien particulier, histoire qui (…) privilégie ses dimensions socio-politiques, culturelles et anthropologiques. »
Une dimension européenne limitée à la Belgique à la Pologne a semblé nécessaire « pour saisir les variants invariants de l’écriture dans des conditions d’occupation et des contextes culturels nationaux très divers. »
22 communications organisées autour de cinq axes « convergents et complémentaires » :
– Cinq communications sont consacrées à « L’écriture intime » : Philippe Lejeune, Le journal d’Hélène Berr ; Guillaume Piketty, Résistance et écriture intime ; Pierre Laborie, L’idée de Résistance et les mots des journaux intimes ; Bruno Curatolo, L’année 1942 dans les journaux intimes des écrivains français. Regards sur la question juive ; Jean-François Louette, La folle guerre de Georges Bataille dans Le coupable.
– Cinq communications sont consacrées à l’action de « résister en écrivant » : José Gotovitch, Presse clandestine en Belgique, une production culturelle ? Valdemar Grabowski, La presse clandestine polonaise 1939-1945 ; Laurent Douzou, Usages de la presse clandestine dans la Résistance française ; Bruno Leroux, Jeux littéraires et chants des maquis ; Pawel Sowinski, L’écriture de résistance dans la Pologne communiste.
– Quatre communications sont consacrées aux « formes de l’écriture », poésie, théâtre et roman qui s’adaptent diversement aux contraintes de l’occupation et aux exigences des auteurs : Bernard Baillaud, Un des premiers de l’équipe : Jean Paulhan ; Jeanyves Guérin, Jouons sous l’Occupation ; Jean-Yves Debreuille, Poésie engagée et poésie dégagée ; Anne Simonin, La Résistance sans fiction ? L’Armée des ombres (1943).
– Trois communications sont consacrées aux « engagements d’écrivains » où se croisent des figures de notoriété diverse mais toujours emblématiques du non-consentement ou de la Résistance : Bibiane Fréché et Cécile Vanderpelen-Diagre, Les écrivains dans la Résistance en Belgique francophone ; Pawel Rodak, Attitudes des écrivains polonais pendant la guerre ; Cécile Vast, Écrivains dans la Résistance en France.
– Cinq communications sont consacrées aux « réactions face à la répression, aux persécutions et à la mort » telles qu’elles se lisent dans les écrits clandestins, les journaux intimes des Juifs ou leur correspondance de captivité dans les camps français ainsi que, pour ceux qui allaient être convoyés ou exécutés dans une dernière lettre à leurs proches, ou ultimes paroles gravées sur les murs d’une prison : Michel Lafitte, Étude comparative de journaux intimes de Juifs sous l’Occupation ; Hélène Mouchard-Zay, « Une chaîne d’acier. » À propos de trois correspondances d’internés dans les camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande ; Michel P. Schmitt, Une épigraphie tragique. Les murs de Fresnes d’Henri Calet ; François Marcot, Lettres de fusillés. Derniers écrits. Documents d’histoire ; Fabrice Maerten et Emmanuel Debruyne, En guise d’adieu. Les dernières lettres des résistants et assimilés de Belgique, exécutés par l’occupant lors des deux guerres mondiales.
Dans une annexe, Philippe Lejeune propose une bibliographie des journaux féminins sous l’occupation .
Comme on peut le constater à la lecture des titres des communications que nous avons voulu citer dans leur intégralité, les thèmes abordés sont très précis. Il s’agit d’articles résultant de recherches universitaires pour la plupart, ne s’adressant pas véritablement à un grand public, articles étayés d’un solide appareil de notes infrapaginales. Les organisateurs, François Marcot et Bruno Curatollo, respectivement professeur émérite à l’université de Franche-Comté et professeur à l’université de Franche-Comté, directeur du centre Jacques Petit, proposent une conclusion qui est une excellente synthèse de l’ensemble et à laquelle nous empruntons l’essentiel pour la rédaction de ce compte rendu.
« Repenser les comportements dans leur diversité et dans leur complexité »
« S’il est une première évidence, mis à jour par ce colloque, c’est bien celle de la complexité des attitudes et des comportements. » Les auteurs insistent sur la nécessité de se débarrasser de la vision d’une population française divisée en trois catégories : les résistants, les collaborateurs et Vichystes, et les attentistes. Il est urgent de repenser les comportements « dans leur diversité dans leur complexité ». « Rien de plus pervers que des concepts utilisés comme des boîtes de rangement dans lesquelles on prétendrait classer les individus en les figeant dans une posture unique. » Il apparaît que les comportements des écrivains résistants obéissent à des logiques diverses. Paul Éluard, publié par les Éditions de Minuit est aussi publié par la Nouvelle Revue française dirigée par Drieu la Rochelle, collaborationniste notoire, avec lequel continue à travailler Jean Paulhan, pourtant résistant, ce qui lui permet d’obtenir aide et secours en faveur de la Résistance. « Il faut pousser l’analyse au cas par cas, afin de ne pas tomber dans le piège de la vision idéologique, a priori, des comportements noirs des Français des années noires. » Et les auteurs de poser une question dérangeante : « L’attitude des écrivains résistants qui veulent exister dans une société littéraire aux règles complexes, tout en assumant leur engagement résistant, est-elle a priori si différente des cheminots résistants qui, par conscience professionnelle et pour nourrir leur famille, font rouler les trains ? »
Diversité des formes de l’engagement des écrivains
Certains écrivains résistants cependant n’acceptèrent pas d’être publiés. Ainsi Jean Guéhenno, Vercors ou René char ont choisi le silence. Cécile Vast insiste sur la dimension morale de ce silence, « conçu comme un refuge obstiné, comme une fierté, comme une réponse au bruit assourdissant du mensonge ». Ce silence s’accompagne d’engagement dans la Résistance : René Char est alors responsable de la section des atterrissages et des parachutages des Basses-Alpes. L’auteur distingue trois manières d’être résistant chez les écrivains : les écrivains dans la Résistance (dont l’activité résistante est distincte du métier), les écrivains de la résistance qui s’efforcent de penser la Résistance et de décrire sa singularité, les écrivains résistants qui mettent leur plume au service de la Résistance.
L’engagement des écrivains belges comme écrivains résistants est « incomparablement plus discret que celui des écrivains français », pour deux raisons majeures : en Belgique l’écrivain n’a pas un statut d’intellectuel identique à celui qu’il a en France ; en Belgique existe un plus grand nombre de publications autorisées, (pour deux raisons : la moindre vigilance de la censure allemande et une politique du gouvernement belge dite du moindre mal qui vise à trouver des compromis avec l’occupant). Chez les écrivains polonais la collaboration est quasi inexistante avec l’occupant, car le projet nazi est de détruire la Pologne et d’anéantir sa langue et sa culture. Pour des raisons idéologiques la collaboration avec l’occupant soviétique est nettement plus importante. Mais à partir des années 1960 et 1970, une littérature clandestine réapparaît : la plus abondante, la plus radicale et la plus politisée des littératures de l’Europe communiste. « Diffusée partout, elle développe dans les milieux contestataires, notamment syndicaux, une culture démocratique qui facilitera la chute pacifique du régime communiste et la transition démocratique. »
Revues et journaux clandestins
Dans la Pologne occupée par les nazis, la presse clandestine prend une importance exceptionnelle. Elle est « la réponse des Polonais à la menace de perte de leur identité nationale ». Cependant la presse des organisations de résistance remplit dans les trois pays les mêmes fonctions, rappelées par Laurent Douzou : « témoigner du refus de l’occupation ; informer et faire réfléchir ; inciter à agir ; diversifier l’ancrage du mouvement de résistance ». Si les auteurs de la presse clandestine peuvent être qualifiés de résistants, « comment qualifier l’acte de ses lecteurs ? » Ils accomplissent une action interdite et risquée, qui relève du non consentement, pas encore de la Résistance.
Tous les écrits clandestins ne sont pas des journaux, et Laurent Douzou s’intéresse plus particulièrement au contenu des périodiques et revues internes aux organisations résistance. Les revues n’ont pas pour fonction de donner une information (sur ce point précis la radio de Londres est plus efficace), mais de réfléchir à l’avenir de la France, de son économie, de ses institutions. Ce sont ces revues qui « exposent les débats d’idées et les projets de la Résistance, qu’il serait vain de chercher dans la presse clandestine ».
Les dernières lettres de fusillés, acte de survie après la mort ou dernier acte de résistance ?
Plusieurs communications mettent en évidence les grandes similitudes que l’on trouve dans les dernières lettres de fusillés, « pourtant écrites dans une pathétique urgence par des hommes qu’aucun modèle ne pouvait inspirer ». On y retrouve une « structuration semblable, des thèmes récurrents et un vocabulaire reposant sur un socle commun très fort ». Néanmoins deux approches se distinguent : les historiens belges considèrent l’écriture de la dernière lettre « comme un acte de survie après la mort, fondée sur la croyance en un au-delà céleste, une exigence de survivance dans la mémoire familiale, une inscription très nette dans le temps » ; tandis que François Marcot « s’interroge sur la signification de l’imbrication des sentiments relevant de la sphère privée de la sphère sociale, pour y voir un dernier acte de résistance. »
Les journaux intimes, objet d’étude des historiens
« L’écriture intime et populaire pratiquée par tous ceux pour qui l’écriture n’est pas une pratique familière ouvre un champ de réflexion pour répondre à la question : pourquoi écrit-on sous l’Occupation ? ». L’étude du journal d’Hélène Berr apporte des éléments de réponse : son journal est d’abord un véritable journal intime ; à partir de juin 1942 et de l’obligation du port de l’étoile jaune, le journal change de fonction, il n’est plus seulement un confident, mais il devient « un lieu de préservation de sa mémoire personnelle, juive. » Après octobre 1943, il change encore de fonction, Hélène a le pressentiment qu’elle ne survivra pas, elle entend désormais fournir à des lecteurs potentiels un témoignage sur le sort des Juifs. D’autres journaux intimes montrent que les Juifs de France découvrent souvent leur judéité avec les mesures antijuives et que la plupart d’entre eux ne perçoivent pas le caractère inéluctable de la catastrophe. L’étude de quelques correspondances de Juifs français confirme ce que nous apprennent leurs journaux intimes : « la redécouverte progressive de leur identité et leur difficulté à entrevoir le sort qui leur est réservé ».
Pierre Laborie propose une étude d’une vingtaine de journaux intimes. Il montre que pour leurs auteurs, la Résistance est « une pratique et une notion plutôt obscure », que « leur perception de la réalité est aussi lente que vague ». Le mot même de « Résistance » n’apparaît que tardivement ; les auteurs ne distinguent pas ce que nous considérons comme des actes de résistance de ce que nous considérons comme de simples actions de non-consentement ou d’insoumission.
Les journaux intimes des résistants analysés par Guillaume Piketty « permettent de suivre quelques étapes de leur cheminement personnel vers la Résistance : un repli sur soi-même qui permet d’échapper au trauma collectif ; l’affirmation d’une liberté d’être soi et de penser qui prélude à l’insoumission morale ; une fois leur auteur entré en Résistance, le journal intime peut devenir un camarade de combat (…) ; il est le confident des réactions face à la répression qui s’abat. »
L’humour comme arme de résistance
Bruno Leroux propose un article original, dense et très intéressant, mais dont il n’est pas facile de rendre compte dans la mesure où il doit être lu avec tous les extraits qu’il propose, la plupart savoureux. Pastiches, parodies, montages, ces écrits « disent beaucoup plus qu’ils ne contiennent et valent précisément par leur banalité censée traduire une pensée commune dont le propre est de n’avoir pas d’auteur. Cette écriture ludique permet de manier l’une des rares armes dont peuvent encore s’emparer les vaincus : l’humour. Pour cette raison, ces documents constituent l’une des premières formes de résistance, évidemment rudimentaire, et qui s’estompe à partir de 1942 ».
La poésie n’est pas toujours résistante, le théâtre ne l’est jamais
La poésie connaît en France un regain de vitalité, ainsi d’ailleurs qu’en Pologne. Le tableau d’une poésie française qui serait globalement dévouée à la Résistance est ici fortement nuancé : les poètes sont loin de tous y participer ; d’autre part ils peuvent profiter « de toutes les ambiguïtés de cet art » en usant « de l’écriture métaphorique pour continuer à être publié dans des revues autorisées » ; de grands recueils ne paraîtront en outre qu’après la Libération. Le théâtre traverse sous l’Occupation une période florissante, mais il « ne parvient pas à être investi par la Résistance ». L’activité théâtrale ne peut évidemment pas être clandestine : monter une pièce de théâtre prend du temps, attire l’attention en mobilisant nombre de participants, et enfin coûte cher, ce qui « interdit tout risque de censure » !
Cette approche croisée (historiens et littéraires) et comparatiste (Belges, Polonais et Français) a permis de mettre en évidence, de préciser et de débattre de plusieurs aspects de l’historiographie actuelle de la période de l’Occupation : analyse et définition des comportements, évaluation des contraintes et des marges de liberté des individus, poids des cultures, définition, réalité et perception de la Résistance. D’importantes questions restent néanmoins posées comme le soulignent les auteurs de la conclusion : Que pensent ceux qui n’écrivent pas ou ne sont pas publiés ? Ceux qui écrivent dans et au nom de la Résistance sont-ils les porte-parole de ceux qui n’écrivent pas ? Ne privilégient-ils pas leurs propres valeurs ? La haine ordinaire et le goût de la violence font partie de la Résistance mais appartiennent à un non-dit et relèvent de ce qu’il est difficile d’écrire sous l’Occupation. « L’écriture humaniste de la Résistance sous l’occupation n’a-t-elle pas pour effet de masquer des pratiques de guerres qui le sont moins ? »
© Joël Drogland