La recension de cet ouvrage est la première d’une publication des éditions La Contre Allée (Lille)Dont le site porte en exergue quelques vers de la chanson d’Alain Bashung, «Aucun express» : Délaissant les grands axes J’ai pris la contre-allée., qui rejoignent ainsi les maisons dont nous rendons compte du travail.

Le premier contact avec un livre est toujours un moment important. On prend l’ouvrage ; le grain de la couverture se fait sentir sous les doigts ; l’odeur du papier neuf ; on regarde la composition, les illustrations… Tous les sens sont en éveil. Ici, la première de couverture témoigne d’un effort esthétique intéressant, avec un graphisme très contemporain. On ouvre le livre : les empattements des caractères typographiques sont à première vue assez classiques ; ronds et très élégants, ils aident cependant beaucoup à l’agrément de la lecture. Cette alliance donne un objet pensé, bien fait, qui donne plaisir à être utilisé : c’est un très bon point pour commencer.

Naissance d’un géographe anarchiste

Le plaisir continue avec le contenu. Thomas Giraud ne délivre pas une biographie d’Élisée Reclus. Pour cela, on ira voir du côté d’autres ouvrages, notamment ceux dont la recension se trouve dans la CliothèqueHélène Sarrazin, Élisée Reclus ou la passion du monde, éd. du Sextant, Paris, 2004 ; Jean-Didier Vincent, Élisée Reclus, Géographe, anarchiste, écologiste, Robert Laffont, 2009, à quoi on ajoutera la recension de Jean-Pierre Costille.. On a là un travail d’imagination, donc d’écriture, avec son lot de libertés quant à la réalité, sur la jeunesse du géographe, auteur d’Histoire d’un ruisseau (1869) et Histoire d’une montagne (1876)On peut retrouver ces textes sur le site Gallica, mais on peut se les procurer à un prix très modique (7,70 € et 8,70 €) dans la collection «Babel» d’Actes Sud.. L’allusion à ces deux ouvrages ne doit rien au hasard : ils sont un prétexte à accompagner le jeune Élisée Reclus à la découverte de ce qui l’entoure, notamment au cours de sa pérégrination qui l’amène à traverser la France pour rejoindre Neuwied, en Rhénanie. On note d’ailleurs que dans les projets qu’il formule dans le séminaire des Frères Moraves qui s’y trouve, il note de «raconter l’histoire d’une rivière» et «raconter l’histoire d’une montagne».

Cette appréhension du monde est celle de la matière. Élisée Reclus ramasse les pierres des endroits qu’il traverse, peut-être à l’image des montagnes symboliques qu’il affrontera, adulte, ou qu’il étudiera comme géographe. Mais s’il collectionne les cailloux, c’est peut-être aussi pour pouvoir reconstituer mentalement les espaces qu’il a traversés.

Dans les projets tels que Thomas Giraud les imagine, le jeune Reclus note de «savoir vivre seul». On comprend qu’il s’agit de développer son émancipation. Elle se fait à l’égard du père, pasteur, qu’il observe dans ses contradictions, dans sa volonté d’imposer la volonté à un monde sans qu’il réussisse lui-même à dominer sa propre vie, dans ses interrogations. Cette émancipation passe également par l’expérience qu’il accumule aux côtés de son frère aîné, Élie (qui devient ethnographe et aussi anarchiste), «le frère fratrissime», qui devient bientôt le contre-modèle du père. Promis l’un puis l’autre à devenir pasteur à la suite de leur père, ils y renoncent, résultat de l’expérience de la liberté qu’ils ont faite. Mais elle passe aussi par l’éducation que délivre la mère, Zéline, qui cherche à développer l’autonomie de ses élèves, à dessiller leurs yeux en regardant mieux le monde proche.

Un récit singulier

Après quelques pages, à la fin du premier chapitre, Thomas Giraud introduit des «bouts de pensée», des réflexions que se fait Élisée Reclus. On pourra d’abord les considérer comme un artifice littéraire superflu. C’est en réalité plus subtil, car ils permettent d’entrer dans la perception du jeune Reclus. En effet, le récit est écrit à la troisième personne du singulier, ce qui place le lecteur en position d’observateur extérieur. Les «bouts de pensée» permettent de se mettre à la place d’Élisée Reclus en train de s’interroger, de poser des jalons de sa construction. On a ainsi un procédé d’écriture intéressant qui offre un aller-et-retour, et aide à voir comment il découvre et construit sa pensée sur le monde. Progressivement, on voit un être sensible qui prend conscience de sa propre singularité par l’observation de ce qui l’environne.
De plus, on a un récit assez lent — sans qu’il tombe jamais dans la monotonie —, à l’image du rythme du temps qui s’écoule à l’échelle d’un enfant.

Thomas Giraud nous donne à voir l’Élisée Reclus qui vit dans son imagination. Pour autant, ce livre est un ouvrage crédible qu’aussi plaisant à lire. Par les différents degrés de lecture qu’il offre, on se surprend à admettre que la jeunesse de Reclus a pu être celle qui est décrite.

Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes