Artem Drabkin recueille depuis longtemps des témoignages de soldats ayant combattu entre 1941 et 1945. Il est le fondateur du site
« Я Помню.Воспоминание ветеранов ВОВ» ( « Ya Pomniou » : Je me Souviens. Souvenirs de vétérans de la Seconde guerre mondiale) sur lequel s’enregistrent des survivants de cette terrible guerre. Le site, très actif et dont une version anglaise (« I Remenber ») est également en ligne permet de retrouver les témoignages par arme ou par spécialité, tankistes, artilleurs, aviateurs, snipers etc.. Commentaires et controverses complètent les derniers témoignages enregistrés, venant parfois de la part des combattants du camp d’en face.
De cette masse documentaire, Drabkin a déjà publié en langues russe et anglaise de nombreux ouvrages consacrés entre autres à l’opération Barbarossa vue du côté russe, aux pilotes soviétiques, aux chars T-34 et à leurs équipages. En campagne avec l’armée russe est le dernier paru directement en langue anglaise comme l’indique la deuxième de couverture et du reste aucun ouvrage de titre proche ne figure sur les sites russes.

Le quotidien du soldat

Compte tenu de ce que contient le site et des publications précédentes, bien que son intérêt se porte surtout vers les combattants, on pouvait donc craindre que En campagne avec l’armée russe soit un ouvrage tourné surtout sur les épisodes guerriers.

Ce livre, à travers 16 chapitres très illustrés et dans lesquels les témoignages des vétérans tiennent une grande place, présente, non pas les combats de l’armée rouge mais, le quotidien (s’il peut y avoir un véritable quotidien) de cette armée. Tout commence logiquement par la « mobilisation » (chap.I), occasion de montrer images de propagande, documents d’archives (mais non référencés), « l’entraînement » (chap.II), souvent sommaire « vous compléterez sur le terrain » dit un instructeur de blindés et il en va de même y compris dans l’aviation.
Le chapitre III « Les longues marches » décrit ensuite ce qui constituait une bonne part du quotidien du soldat de l’armée de terre dans des conditions de fatigue difficiles à imaginer (dans les cas extrêmes, marcher par trois, celui du milieu soutenu par ses deux camarades dormant en marchant, avec régulièrement échange de places), l’état de saleté des hommes et des femmes au terme de ces longues étapes, l’amateurisme des conducteurs et des pilotes dans les longs déplacements, cause de nombreux accidents.
Avec le chap.IV « les loisirs » on entre dans un autre registre; ce chapitre montre aussi bien le théâtre aux armées que le jeu d’échec, le cinéma improvisé, les chansons (la photo de couverture montre d’ailleurs un acrobate sur le capot d’une jeep fournie par les Américains).

Manger !

Après ce chapitre plus léger, le suivant (chap.V) traite du grave problème de la nourriture, avec toutes les difficultés rencontrées pour nourrir ces jeunes hommes et ces jeunes femmes. Un cheval tué dans les opérations était souvent dépecé, les rations étant toujours insuffisantes quand elles arrivaient. Artem Drabkin parle des vétérans qui se « souviennent avec émotion des boîtes de conserves américaines », de l’importance, comme dans toutes les armées, du tabac, et de la ration de vodka, version russe de la ration d’eau de vie des poilus. Les photos montrent des combattants de différentes armes à l’heure du repas, repas souvent servis par des cantinières pour ceux qui étaient un peu en retrait du front.
« Dormir », objet du chapitre VI montre à quel point pour ces soldats épuisés cela devenait une obsession et les illustrations , tout comme les témoignages , montrent des soldats dormantt dans la neige, dans une tranchée, sur leurs affuts de canon…
Les chapitres VII « la préparation aux combats », VIII « l’approvisionnement au front » et IX, « l’entretien de l’armement » sont plus directement liés aux combats.

Le chapitre VII est bref : il constitue l’occasion de montrer des artilleurs ou fantassins avant les affrontements écoutant les instructions et finalement correspond partiellement au titre annoncé. Les photos utilisées ne sont pas courantes en Europe de l’Ouest. Les commentaires précis apportent, comme dans l’ensemble du livre, des informations issues du vécu des survivants (ex : surnom des batteries antichars à courte portée qu’il était dangereux de servir : « adieu la mère patrie »).

Logistique assistée par les États-Unis

Le chapitre VIII portant sur l’approvisionnement est plus fourni, et permet par le croisement de témoignages et de documents iconographiques d’illustrer les solutions basiques, loin de la logistique sophistiquée de l’armée américaine, qui ont permis malgré la neige ou la boue de continuer à fournir une très nombreuse armée. L’ « entretien de l’armement » contient également témoignages intéressants et photos de mécaniciens ou d’armuriers, souvent des femmes, travaillant sur fond de paysage de neige. La présence, fréquente sur les photos, de matériel anglais et américain montre bien l’importance de tout ce qui a été fourni par les Alliés.

Sans logique apparente (pourquoi ne pas l’avoir placé avec « les loisirs ?) le chapitre XI « correspondances » souligne l’importance pour les soldats soviétiques, comme dans toutes les armées du monde, du lien avec l’arrière , membres de la familles, ou inconnues (ce n’est pas exactement le même principe que les « marraines de guerre » des poilus, mais le résultat est le même). Ces dernières envoyaient aux soldats des « triangulaires » (en raison de la pénurie de papier, il s’agissait d’une simple feuille pliée en triangle). Certaines correspondances ont été suivies, petites lueurs dans un environnement épouvantable.
Bien entendu les correspondances étaient examinées par la censure et pour indiquer (quand ils le savaient) où ils étaient à leur famille les soldats utilisaient, comme les poilus de 14-18 un langage codé compréhensible dans un cercle familial restreint.
Le chapitre XII, « l’hygiène » utilise comme les précédents courts témoignages et photos pour raconter les moments de délice où se laver devenait possible parfois sans avoir pu le faire pendant plus d’un mois. Quelques photos probablement de propagande montrent des auxiliaires féminines s’occupant de raser des officiers, des soldats se lavant avec de la neige ; le commentaire indique que faute de miroirs, les soldats se rasaient les uns les autres et qu’ils avaient perdu des automatismes comme se laver les mains ou les dents.
Après l’hygiène, on passe aux « ordres et décorations » (chap. XIII), on pourrait d’ailleurs y ajouter les gratifications diverses. Quelques témoignages illustrent ce chapitre, montrant notamment la suspicion autour des motifs justifiant les décorations des femmes-soldats, les « filles du front » et le chapitre est illustré par des photos surtout liées aux aviateurs, domaine pour lequel Drabkin avait déjà beaucoup travaillé.

Les femmes

Le chapitre XIV « les femmes au front » est logique dans une armée où la proportion de femmes a été plus importante que dans toutes les autres : personnel auxiliaire, certes, infirmières, mais aussi combattantes de première ligne dans les groupes de partisans, pilotes, mitrailleurs d’avions ou encore snipers. Le commentaire et les témoignages constituent un très intéressant ensemble sur les difficultés d’être femme-soldat, depuis les uniformes trop grands, la promiscuité des camarades, l’absence d’hygiène encore plus mal ressentie, les difficultés d’un travail épuisant, les liaisons ou histoires d’amour nouées au front « tragédie car elles n’avaient aucun avenir, la mort séparaient souvent les amants » comme l’indique un témoin, les grossesses interrompant les carrières militaires. Dans une société en forte mutation mais dont les bases rurales traditionnelles étaient bien présentes, les femmes soldats, loin du groupe familial ou villageois avaient donc une mauvaise réputation de filles légères.

Le chapitre suivant est consacré aux service de santé (sans oublier les vétérinaires car les chevaux restent nombreux dans l’armée). Peu de commentaires, sauf pour décrire quelques caractéristiques de l’organisation soviétique comme l’interdiction faite aux camarades d’un blessé de s’occuper de lui, c’est l’affaire des infirmiers, ou la nécessité de ramener les armes du blessé, quelques témoignages sur l’épuisement des personnels médicaux pendant les batailles, beaucoup de photos (c’est plus facile d’en avoir, ce n’est plus la première ligne, sauf pour le cliché d’une intervention pendant un combat), aux légendes aussi détaillées que dans les autres chapitres, sur la débrouillardise du personnel pour pallier le manque de moyens. Le chapitre se termine par les clichés d’enterrements et de « mausolées ».
Enfin le seizième et dernier chapitre est consacré au « retour au pays », à la joie de la victoire, au sentiment de vide qu’éprouvent les combattants, aux photos de retrouvailles. Le livre se termine comme un symbole de ce qu’a coûté le sanglant affrontement avec l’Allemagne nazie par le témoignage d’un survivant qui raconte que le jour où il ont voulu se réunir, les membres des deux équipes de football qui avaient pris l’habitude de jouer l’une contre l’autre avant guerre ont « compris avec effroi » qu’il n’étaient plus que cinq.

On trouve donc dans cet ouvrage des illustrations rares et un recueil de témoignages peu courants mais on peut regretter l’absence de références précises : le « crédit photographique » ne suffit pas pour identifier l’origine d’un cliché : où l’auteur s’est-il procuré le document originel (« document d’archive » comme l’indique la présentation de la version anglaise de l’ouvrage est tout aussi flou : s’agit-il d’images de propagande (certaines sont présentées comme telles, d’autres sont identifiables), de photos de photographes aux armées ou autres?
De même, l’historien, toujours à la recherche de précisions, peut regretter que la mention du nom du témoin ne soit pas accompagnée de la date du témoignage ou de l’interview (il faut se reporter au site « I Remenber » pour le retrouver). Enfin, ce fort intéressant ouvrage est curieusement construit, un peu à l’anglo-saxonne, une pincée de moments de détente, on revient à la préparation des combats, on repart dans les correspondances. Cette construction un peu déroutante n’enlève pas du tout l’intérêt qu’on peut prendre à sa lecture.

Alain Ruggiero