L’ouvrage collectif, dirigé par Olivier Lalieu, a pour but de proposer des archives de la Shoah, connues ou inédites, commentées par certains des spécialistes européens du sujet pour tenir compte des dernières avancées de la recherche. La multiplicité des images n’empêche pas les manques, nombre d’images ont été perdues, mais elles constituent un outil essentiel pour penser la Shoah.

« Images malgré tout, malgré notre incapacité à savoir les regarder comme elles le mériteraient, malgré notre monde repu, presque étouffé de marchandise imaginaire » (Georges Didi-Huberman, philosophe).

Johann Chapoutot, Nazisme et antisémitisme

Johann Chapoutot se questionne sur les causes profondes du génocide. Il retrace en quelques pages une longue histoire de l’antisémitisme. Les Juifs apparaissent dès le IVe siècle comme un peuple perdu. Ils sont tolérés car ils témoignent de l’aveuglement de ceux qui n’ont pas su reconnaître le messie. L’antisémitisme se développe en Europe depuis l’époque moderne, J. Chapoutot évoque par exemple un pamphlet anti-juif de Luther ou une théorie d’un complot juif qui serait à l’origine de la Révolution française. Une série d’images de propagande évoquent la théorie du « coup de poignard dans le dos ». Une campagne de la Fédération du Reich des soldats juifs du front permet de restituer le rôle des 100 000 soldats juifs allemands pendant la Grande Guerre. Le conspirationniste cherche des explications à la crise à la fois militaire, morale, économique que connaît l’Allemagne et propose une réponse simple : « Les Juifs sont notre malheur » car ils sont « coupables de tout ». Un vocabulaire scientifique ainsi que l’anthropologie raciale, justifient l’antisémitisme : la bacille doit être éliminé du biotope allemand, en mettant « les Juifs dehors », slogan qui résume la politique nazie envers les Juifs de 1933 à 1941. Pogroms et lois anti-juives incitent de nombreux Juifs à quitter le territoire allemand.

Joël Kotek, L’Europe, guerre et persécutions

Les Juifs allemands restent dans un premier temps attachés à leur pays, la Nuit de cristal, du 9 au 10 novembre 1938, marque un tournant. Cependant, les portes des pays voisins se sont renfermées pour les Juifs comme le montre la conférence d’Evian, qui se réunit à l’initiative de Franklin Delano Roosevelt en juillet 1938. La liste d’attente pour un visa est par exemple de 10 ans pour les Etats-Unis. Le refus est général : pays européens, Canada, Australie, Palestine, Amérique latine… La seule exception est la République dominicaine.

Einsatzgruppen et troupes régulières massacrent régulièrement les populations juives à l’Est dès 1939, comme lors des tueries de Przmysl et Medyka les 14 et 15 septembre 1939. Joël Kotek évoque ainsi une « séquence prégénocidaire », qui s’accompagne de mesures discriminatoires et de la formation de ghettos, à la mortalité très élevée. 25 % des Juifs polonais y meurent de faim, de maladie ou de maltraitance avant le début de la Solution finale. Les enfants pratiquent de la contrebande pour permettre à leurs familles de subsister.

A l’Ouest, les mesures contre les Juifs sont plus progressives. En France, le gouvernement de Philippe Pétain prend l’initiative de promulguer, dès octobre 1940, des lois antisémites. Le projet de statut des Juifs annoté de la main de Philippe Pétain est ainsi reproduit. Les Juifs sont désignés comme les responsables de la défaite et membres d’un complot de l’anti-France, mis en place dès 1789 et regroupant le communiste, le franc-maçon, l’étranger et le Juif. Pays-Bas et Belgique mettent également en place des lois antisémites dès 1940.

« Les quelques 500 000 Juifs qui restent encore en Allemagne doivent être expulsés d’une manière ou d’une autre parce qu’ils ne peuvent pas rester en Allemagne. Si, comme jusqu’à présent, aucun pays n’est disposé à les accepter, ils seront tous exterminés à plus ou moins brève échéance » (Ambassadeur de Suisse en France, Walter Stucki, 15 novembre 1938).

Les nazis envisagent d’abord une « réinstallation » des Juifs ailleurs, notamment sur l’île de Madagascar ou en Sibérie. Le refus des autres nations de les accueillir est un des facteurs du passage à une élimination systématique. Le 23 octobre 1941, Heinrich Müller, chef de la Gestapo, informe les détachements de la Sécurité du Reich que l’immigration juive est désormais interdite.

Christoph Kreutzmüller, L’organisation du génocide

Le génocide s’est mis en place progressivement : politique discriminatoire dès 1933, pogroms à partir de 1938, ghettos dans le contexte de l’invasion de la Pologne en 1939, Einsatzgruppen dans le cadre de l’opération Barbarossa. La décision d’une extermination totale du peuple juif semble avoir été prise en décembre 1941 par Hitler, quelques mois avant l’élaboration du protocole de la Solution finale. De larges extraits de ce protocole sont publiés en fac-similé et traduits. Les rôles centraux d’Heydrich et d’Eichmann sont évoqués ainsi que la question de la spoliation des biens.

Tal Bruttmann, La mise à mort des Juifs d’Europe

Tal Bruttmann revient sur la diversité des unités qui exécutent les juifs à l’arrière du front russe et sur la double stratégie mise en place lors de l’opération Barbarossa : les groupes mobiles qui tuent les populations juifs au moyen de fusillades et de camions à gaz mais aussi la mise en place de centres de mise à mort. Cette politique d’assassinat se diffuse rapidement dans d’autres territoires.

Cependant, une politique uniforme et généralisée n’est décidée qu’en décembre 1941, avec l’entrée en guerre des Etats-Unis. Dans le discours nazi, ce sont les « Juifs de Wall Street » qui viennent à la rescousse des Juifs européens. La Solution finale est la 2e politique d’assassinat planifiée par le IIIe Reich après l’opération T4. Cette dernière, mise en place en 1939, visait les handicapés et a procédé à 75 000 exécutions. Une partie du personnel de cette opération est réaffectée dans les centres de mise à mort. Les groupes mobiles continuent à tuer, mais les centres de mise à mort deviennent l’instrument principal du génocide. La quasi-totalité des administrations allemandes sont impliquées dans ce processus. Reinhard Heydrich conçoit la Solution finale alors qu’Adolf Eichmann planifie les opérations territoire par territoire et sillonne l’Europe. Les objectifs nazis ne se cantonnent pas à l’Europe : massacres en Libye et en Tunisie, dans le Caucase.

Piotr M. A. Cywinski, Le complexe d’Auschwitz-Birkenau

Un chapitre est consacré au centre composite d’Auschwitz, qui est d’abord camp de concentration dès 1940. Les nazis y enferment des prisonniers politiques polonais. A partir de 1942, Auschwitz II-Birkenau est un centre de mise à mort, le plus important du système nazi. Auschwitz III-Monowitz constitue un réservoir de main d’oeuvre, de plus en plus important. De plus, le complexe procède à l’internement des prisonniers de guerre soviétiques ainsi que des prisonniers dits de rééducation, à l’extermination des Roms. Un centre de détention de la Gestapo est aussi présent. Certains prisonniers sont exploités pour des expériences pseudo-médicales. L’extermination se fait à un rythme industriel, provoquant la déportation d’au moins 1,1 million de juifs dont 900 000 sont exécutés à leur arrivée. 216 000 enfants et adolescents y sont tués. 200 000 détenus non juifs y sont également enfermés.

Si la documentation de l’administration du camp a été détruite en janvier 1945, des milliers de documents d’archives ont échappé à la destruction. Parmi ces documents, les photographies de l’album d’Auschwitz retrouvées par Lili Jacob, des documents sur les chambres à gaz et les fours crématoires. Les témoignages, écrits ou dessinés, attestent aussi de la réalité du complexe, ainsi que des photographies aériennes. Certaines sources émanent des Sonderkommandos : de rares photographies, des manuscrits enfouis dans le sol. Parmi eux, Zalmen Gradowski, écrit une dernière lettre, incitant son lecteur potentiel à fouiller le sol. Il mène ensuite une révolte des Sonderkommandos qui lui coûte la vie.

Philippe Boukara, Passivité du monde, résistance des Juifs

Des informations précises sur le génocide ont circulé pendant la guerre. Le gouvernement britannique a ainsi été tenu au courant des massacres des Einsatzgruppen quasiment en temps réel. Le rapport de deux évadés d’Auschwitz, Rudolf Vrba et Alfred Wetzler, en avril 1944, fournit des éléments précis sur le fonctionnement des chambres à gaz et fours crématoires. Les actions des Alliés sont très limités. En effet, le but est d’abord de gagner la guerre. Cela implique de ne pas utiliser les données collectées grâce à la mise au point d’Enigma pour éviter que les nazis ne comprennent que leurs codes secrets ont été déchiffrés. L’action en faveur des juifs repose ainsi avant tout sur des actions individuelles. Certaines d’entre-elles sont évoquées comme celle de Chiune Sigihara, vice-consul japonais de Lituanie qui délivre des milliers de visas de transit vers le Japon, qui permettent aux Juifs de gagner Shanghai. La lettre de protestation de monseigneur Saliège est également reproduite.

Mais il faut aussi rappeler que la résistance émane aussi des juifs eux mêmes. Ils collectent des fonds, organisent des sauvetages et participent à la lutte armée. Certains s’engagent dans les réseaux clandestins, d’autres rejoignent des groupes spécifiques de résistants juifs. Philippe Boukara évoque notamment les révoltes des Sonderkommandos à Treblinka le 2 août 1943, à Sobibor le 14 octobre 1943 et à Auschwitz-Birkenau le 7 octobre 1944. Les deux premières révoltes ont permis plusieurs centaines d’évasion et un coup d’arrêt aux gazages. La 3e a échoué. Il faut aussi évoquer les révoltes dans les ghettos, notamment celle du ghetto de Varsovie en avril 1943. Environ 20 000 juifs rejoignent les troupes soviétiques. En France, les Francs-tireurs et partisans comptent quatre groupes juifs : le groupe Manouchian-Bocsov à Paris ; le groupe Carmagnole à Lyon ; le groupe Liberté à Grenoble et le groupe Marcel-Langer à Toulouse. Une résistance spirituelle s’y ajoute et vise à sauvegarder la culture juive. Elle prend la forme de créations clandestines. 37 agents juifs palestiniens, entraînés par les Britanniques, sont envoyés en Europe en appui à la Résistance.

Olivier Lalieu, Les derniers jours

Les derniers convois de déportés partent à l’été 1944. Les camps sont mis au service de la « guerre totale ». Ils comptent plus de 700 000 détenus en janvier 1945. L’évacuation d’Auschwitz prend la forme de « marches de la mort » en janvier 1945. Beaucoup meurent, d’autres parviennent dans des camps surchargés, que Nikolaus Wachsmann qualifie de « zones de mort ». Parmi eux, le camp de Bergen-Belsen voit sa population doubler et sévèrement atteinte par une épidémie de typhus. Les Alliés découvrent des milliers de cadavres lors de l’ouverture des camps, parfois abandonnés en plein air ou sur des bûchers improvisés. Dans la vision d’après guerre, le génocide est associé aux déportés masquant partiellement le mécanisme des centres de mise à mort. Le chapitre reproduit des images soviétiques et américaines de la libération des camps.

 

Cet ouvrage est un recueil de sources couvrant l’ensemble des aspects de la Shoah et accompagné de synthèses des historiens spécialistes de chaque aspect. Il est ainsi précieux pour les enseignants du secondaire ainsi que pour le lecteur intéressé par cette période historique.

Jennifer Ghislain