Le crieur public joue un rôle central dans les échanges politiques, en particulier ceux de la ville médiévale. Ils diffusent les mots du pouvoir, leurs symboles, les mesures pratiques en des lieux banalisés. Jusqu’ici, l’historiographie ne s’est pas intéressée à ces simples agents administratifs et de faible rang social. Nicolas Offenstadt, maître de conférence à l’université Paris I, spécialiste de l’histoire médiévale et de la Grande Guerre, veut les remettre au centre de l’espace politique médiéval.
Voulant faire une socio-histoire générale des crieurs publics, le dépouillement des sources à Laon, ville bien connue de l’historien pour ses recherches sur la Première Guerre mondiale, a permis de mettre en lumière l’existence d’un crieur qui a exercé plus de quarante-cinq ans à Laon au XVe siècle. Cette stabilité et longévité ne sont pas monnaie courante à cette époque. L’historien a recherché son personnage dans diverses sources (registres comptables de la ville, mandements, quittances, etc.) élargissant au maximum le corpus traitant de Jean de Gascogne, afin de saisir au plus près son parcours. Son but est de retracer, d’analyser l’ « expérience élémentaire » (Jacques Revel) d’un individu, qui permet de traverser de multiples contextes, enjeux sans avoir recours à des généralités déjà établies.
Cet ouvrage ne cherche pas à dresser le portrait d’un crieur « type » mais de renforcer les orientations de l’histoire (urbaine), à s’intéresser au « peuple » et à développer le « spatial turn », c’est-à-dire une inscription pensée et analysée des activités urbaines dans la topographie et l’espace (espace pratiqué, représenté, imaginé et dessiné). C’est donc une tentative de recréer l’univers d’un humble valet de ville. Cette approche est originale en histoire médiévale mais s’inscrit dans une écriture de l’histoire déjà connue, celle de la biographie. Reprenant quelques biographies récentes, illustrant la micro-histoire, Nicolas Offenstadt souligne les points communs mais aussi les limites de son ouvrage. Il ne cherche pas à retracer tout de la vie de Jean de Gascogne. Il ne peut analyser ses peurs, ses pensées, ses croyances et ne cherche pas à le faire n’ayant pas de sources dessus. Le travail de l’historien est une question de choix.
Une période de forte mobilité
Tout d’abord, l’historien situe Jean de Gascogne (v.1425- v.1500) dans une histoire familiale, largement hypothétique du fait des sources. Son nom de famille viendrait d’ancêtres de Gascogne. Il est probable que ce soit notamment à cause de la guerre (mouvements de troupes) car dans la région de Laon, peu de personnes ont ce type de noms de famille. Ainsi, N. Offenstadt souligne le fait que la fin du Moyen Age est une période de forte mobilité. Jean semble bien intégré pour être pris comme crieur et valet de ville. Son identité s’articule autour de trois éléments : un nom rare dans la ville, un surnom rare aussi et un individu bien inséré dans une famille connue en ville.
N. Offenstadt s’intéresse aux étapes de la vie de Jean. Très jeune, Jean devient guetteur de nuit, pendant une période trouble, celle de la guerre de Cent Ans. Sait-il lire et écrire ? Il semble qu’il ne sache pas écrire, contrairement à son acolyte, Bertin Noël. Il vit dans le même logement pendant plus de cinquante ans, à savoir une des portes de l’enceinte de la ville, la porte Lupsault qui défend le bourg, représentant entre 1/5e à 1/3e de ses revenus selon les années. Jean de Gascogne gagne sa vie en tant que valet de ville, crieur mais aussi en travaillant dans les foires. A la fin de sa vie, sans revenus, la ville lui permet de rester dans son logement gratuitement jusqu’à sa mort, pour le récompenser de ses loyaux services.
Le métier de la parole permet d’interroger le cœur de la politique médiévale, la place publique et l’espace public, comme espace d’échanges politiques. Le crieur ne cesse de parcourir la ville, les lieux pour diffuser l’information. L’espace sonore médiéval articule à la fois le pôle et le réseau . Jean doit savoir lire pour exercer son métier, relayant la parole de différentes autorités (royale, urbaine). La voix du crieur est donc un lieu clé du politique, par le moment où la parole se diffuse, par la régularité que crée sa présence. Jean exerce le métier de valet de ville, correspondant à différentes missions : s’occuper de la défense de la ville, lutter contre le feu, s’occuper de la manutention lors des foires et de la propreté de la ville. Il doit aussi représenter la ville soit par sa simple présence, habillé aux couleurs de Laon (rouge et blanc), soit en agissant en son nom notamment en mission auprès de Louis XI en 1461 et aux Etats de Vermandois en 1482.
N. Offenstadt nous permet d’aborder l’existence d’un humble agent administratif d’une ville médiévale, de saisir ses missions, leurs enjeux et les interactions possibles. Il contribue ainsi à être plus proche de ce « peuple » tout en soulignant les limites du travail de l’historien, ne pouvant traiter les pensées, l’univers mental de Jean de Gascogne, crieur au XVe siècle.