Dans la mémoire collective, l’image de Philippe IV Le Bel reste associée à la dérive autoritaire de la monarchie capétienne. L’attentat d’Anagni contre le pape Boniface VIII, la persécution des Templiers ou encore l’expulsion des juifs du royaume de France sont autant d’exemples qui nous viennent à l’esprit lorsque nous évoquons le règne de Philippe IV Le Bel. Pourtant, il s’agit bien du même roi qui a su s’entourer de « légistes » ce que nous appelons aujourd’hui des juristes, et qui a convoqué pour la première fois dans l’histoire de la monarchie française l’assemblée des États généraux. Le règne de Philippe IV Le Bel s’inscrit par conséquent dans la lignée des souverains qui ont « fait la France », car c’est sous « l’autorité de ce monarque encore médiéval, que s’est opéré un véritable modelage idéologique et politique de la France ». C’est ce que tend à restituer Jacques Krynen, professeur émérite du droit et des institutions à l’université Toulouse 1 Capitole et spécialiste des idées politiques des périodes médiévale et moderne, dans le bref et passionnant essai Philippe Le Bel. La puissance et la grandeur publié aux éditions Gallimard en octobre 2022.

Dans un court avant-propos, l’auteur tient à préciser que son travail n’a pas vocation à fournir une histoire abrégée du roi Philippe IV Le Bel, ni même à revenir sur les faits « habituellement présentés comme les plus emblématiques ». Au contraire, l’ouvrage a pour ambition de montrer les apports du règne de ce souverain dans la construction de l’« État » de la fin du Moyen Âge. L’auteur a fait le choix d’organiser son ouvrage de manière thématique en sept chapitres mettant en relief les aspects qui ont profondément transformé les moyens et les méthodes de l’action de l’État alors en formation.

Tout d’abord l’auteur s’intéresse à l’image du roi Philippe IV Le Bel et les raisons de sa « mauvaise renommée ». Celle-ci est en partie due aux absences de gestes du souverain et d’enseignements à l’intention de ses enfants, ce qui rend le travail de l’historien compliqué. Seules les Grandes Chroniques de France offrent une source sur l’histoire de ce roi. Toutefois, celle-ci élaborée à l’abbaye de Saint-Denis est de façon très surprenante très péjorative à l’encontre de Philippe IV. Le chroniqueur retient surtout du règne de ce souverain les tensions que le roi a rencontré avec ses sujets, les désastres de ses expéditions militaires, sa mauvaise gestion financière et la présence de mauvais conseillers. Les critiques les plus virulentes proviennent des milieux qui ont le plus perdu au cours du règne de Philippe IV, à savoir les milieux ecclésiastiques et plus particulièrement le clergé séculier, et la noblesse qui a vu son pouvoir diminuer suite aux réformes « antiféodales ». 

Pourtant Jacques Krynen montre que le règne de Philippe IV s’inscrit dans la continuité de ses prédécesseurs, bénéficiant de la réorganisation de l’hôtel du roi, réalisé sous le règne de Louis IX. L’auteur insiste sur la piété du souverain, qui a joué un rôle essentiel selon lui dans la politique qu’il a mené au cours de son règne. Jacques Krynen parle même de « dévot fanatique », très éloigné de l’image d’ennemi de la religion. Cette piété, rigoureusement cléricale, s’inspire de la formation que le roi a reçu du frère dominicain Laurent d’Orléans, auteur d’un ouvrage sévère intitulé la Somme du roi, rédigé spécialement pour Philippe IV et qui connaît une vaste diffusion chez les précepteurs royaux durant plusieurs siècles. Le roi a par conséquent reçu une culture religieuse indéniable et lisait le latin couramment, ce qui n’était pas toujours le cas des rois précédents. Il détient également une culture profane en grande partie transmise par son précepteur Gilles de Rome, l’un des disciples de saint Thomas d’Aquin et théologien de l’université de Paris qui a écrit pour le jeune Philippe un manuel intitulé Du gouvernement des princes, un traité d’une très grande qualité traduit dans plusieurs langues. 

Le cœur de l’ouvrage permet à Jacques Krynen de déployer son idée principale, selon laquelle le roi Philippe Le Bel serait à l’origine de l’État moderne en France, c’est-à-dire « une entité politique constituée d’un territoire et d’une population sous l’autorité essentiellement justicière, militaire, monétaire et fiscale d’un pouvoir souverain ». Si le mot ne se répand qu’à partir du XVIe siècle, l’État commencerait à prendre forme autour des années 1200. Cependant, Philippe Le Bel est un continuateur de la politique des rois capétiens, qui a permis notamment à partir de Philippe Auguste d’accroître considérablement le domaine royal au détriment des feudataires. Pour augmenter la puissance de la royauté française, Philippe Le Bel poursuit donc les grandes actions politiques sur le plan institutionnel. Enfin, il fait de même concernant le mouvement de dilatation territoriale. Toutefois, Philippe Le Bel se distingue de ses prédécesseurs en imposant l’idée que la royauté française est la plus puissante de toutes les royautés, mais aussi que la France, grâce à son roi, est plus grande que les autres « nations ». C’est dans cette optique que les gens de savoirs, « les légistes » comme Guillaume de Nogaret, œuvrent à consolider l’édifice royal à l’aide de traités politiques. Jacques Krynen montre bien l’ambivalence de Philippe le Bel qui, tout en promouvant les libertés anciennes avec le droit coutumier, ne cesse d’instaurer les libertés de l’État. Ainsi, dans une grande partie de l’ouvrage, l’auteur accorde une place importante aux sources juridiques pour essayer de comprendre comment Philippe Le Bel devint lui-même un roi législateur.

Pour conclure, Philippe Le Bel de Jacques Krynen est un bon complément à la grande biographie réalisée en 1978 par Jean Favier car cet essai est davantage une réflexion sur le règne de ce souverain qu’un ouvrage sur le roi lui-même. En effet, le lecteur ne trouvera ni notes de bas de pages, ni bibliographie en fin d’ouvrage, mais douze lectures pour avoir une meilleure connaissance de ce souverain.