Tous les ouvrages de la série seront au fur et à mesure présentés sur La Cliothèque, (certains le sont déjà), par notre équipe de rédacteurs. (Voir en fin d’article les liens vers les autres volumes de la collection.)
La Cliothèque:Sur un sujet et surtout sur une période qui a été très largement balisée par des travaux antérieurs, quelles ont été vos préoccupations au moment de concevoir cette somme ?
– La restitution et l’analyse critique de l’historiographie de cette période, qu’elle soit hexagonale ou internationale, ont été une condition dans la réalisation de cet ouvrage. Cela a été fait à la fois dans le corps des chapitres et, de manière encore plus systématique, dans la partie « Atelier de l’historien ». En même temps, le livre a voulu aussi défendre sa propre perspective historiographique, qui a été celle d’une expérience de la République comme apprentissage de la démocratie, à la base comme au sommet. Cet apprentissage a été difficile, imparfait, mais il a permis à des institutions et surtout à une société de s’approprier un agenda démocratique à travers l’adoption et la construction de la République. Pour comprendre ce processus – dont le titre du livre rend justice, « La République imaginée » -, il a été nécessaire de comprendre l’histoire politique de la France républicaine de 1870 à 1914, mais aussi, et c’est peut-être l’un des aspects novateurs du livre, d’aller vers ce que j’appelle les acteurs non-politiques de la politique, depuis les citoyens et non-citoyens (que sont les femmes, les jeunes ou les colonisés) jusqu’aux élites intellectuelles (écrivains, savants, artistes, etc.). Ce travail correspond ainsi à une entreprise d’examen et d’élargissement de la notion de politique, en insistant sur les phénomènes de politisation, et la République en a été le véhicule, parfois malgré elle lorsqu’au nom de ses principes, des citoyens, des militants ou des intellectuels se sont dressés contre elle et contre ses tentations autoritaires, comme durant l’affaire Dreyfus. La clef politique a été privilégiée dans cette étude ; mais la définition que nous en avons donnée permet d’explorer efficacement, nous le pensons, la société, la culture, l’espace, les imaginaires
La Cliothèque:
Vous consacrez spécifiquement un chapitre, (le IX) à la France
coloniale. Je suppose que ce n’est pas un hasard ?
– L’histoire coloniale est en plein renouvellement, sous l’impulsion notamment des travaux anglo-américains. Il s’agit de ne plus limiter l’enquête à une simple histoire de l’empire colonial, mais de l’élargir d’une part aux fondements idéologiques de la colonisation et aux processus de sa réalisation (ce qui amène à se poser la question de la cohérence entre le projet colonial et l’idée républicaine), d’autre part à l’imprégnation coloniale de la France hexagonale et de sa société, enfin aux débats qui se sont succédés sur les modalités ou même, parfois, sur la légitimité d’une telle entreprise impériale.
La Cliothèque: On connait les qualités de l’iconographie de l’ensemble de la collection, mais pour ce volume, il semble qu’il y ait quelque chose de plus dans les choix, et notamment les photographies. Y avez vous
travaillé spécifiquement ?
– Cet ouvrage a été, pour moi, l’occasion de poursuivre un travail spécifique sur l’iconographie du XIXe et du premier XXe siècle commencée avec mon travail d’exposition dans le cadre du centenaire de l’affaire Dreyfus en 2006 (en direction du matériel photographique particulièrement) et de la publication, l’année suivante, d’une monographie historienne sur le Bal du moulin de la Galette de Pierre-Auguste Renoir (aux éditions Armand Colin). J’ai largement choisi l’iconographie présentée dans ce livre, pour continuer cette réflexion et cette pratique, et parce que je ne voulais pas que l’iconographie ne soit qu’en posture d’illustration du récit, comme classiquement dans les ouvrages d’histoire illustrés. Je voulais que l’image soit un document premier, qu’elle porte l’analyse – notamment cette dimension démocratique de la politique en République – plutôt qu’elle ne l’illustre. Mon travail, dans ce livre, sur le dessin et la peinture, tend à démontrer cette volonté de primauté du document iconographique. Celle-ci mène à des formes d’anthropologie historique de l’image.
En ce qui concerne la photographie, son usage pour ce livre traduit aussi bien la réalité sociale, puisque l’image photographique et la pratique du portrait individuel, familial, ou collectif se diffusèrent en masse (on pense à la carte postale à cette époque et l’énorme engouement qu’elle suscita), que la transformation – je dirai même la modernisation – du paysage visuel du temps, particulièrement de la politique. La photographie marque l’entrée dans le XXe siècle, à la fois parce qu’elle devient un phénomène de société, et parce qu’elle définit une esthétique de la réalité. Ce n’est plus la caricature ou le dessin du XIXe siècle (qui perdurent néanmoins). Désormais, le temps se représente avec l’exactitude et la profondeur du noir et blanc, bientôt de la couleur. Il fallait que le livre restitue cette transformation majeure dans le panorama des images. Alain Corbin a montré l’importance du paysage sonore. Au tournant du siècle, le paysage devient visuel, et tous les arts y participent.
L’iconographe des éditions Belin, Marie-France Naslednikov, et toute l’équipe de la maquette à commencer par Élisabeth Cohen, ont très bien compris ce parti-pris et m’ont aidé, de manière décisive, à relever le défi du statut de l’image.
La Cliothèque:
Dans le choix de vos titres de chapitres, vosu introduisez une dimension
analytique, je pense notamment à la République aveuglée. Pouvez vous
expliquer cette caractérisation à vos lecteurs qui vont découvrir cet
ouvrage ? Ainsi que quelques autres et notamment celui de l’ouvrage,
d’où vient ce choix ?
-Il importait, pour cette histoire, d’en faire le récit, afin, ensuite, d’en proposer des interprétations, un sens de l’histoire ainsi exposée. J’ai travaillé particulièrement les titres des chapitres, des parties ou même les intertitres pour introduire aussi bien le contenu narratif que l’effort de caractérisation voire de problématisation. L’écriture permet cette dualité, c’est sa dimension littéraire mise au service de la compréhension du passé. « La République imaginée », titre imaginée par le directeur de ce volume, Henry Rousso, – et je l’en remercie pour cela comme de m’avoir proposé de participer à cette aventure de l’ « Histoire de France » -, reflète ce souci commun du titre et de la caractérisation : le fait même que la République soit susceptible d’être « imaginée » par des personnes ou des groupes démontrent sa dimension sociale et sa pratique démocratique. Elle est certes fabriquée au sommet, mais également, et fortement à cette époque, à la base. Ce qui ne va pas sans entraîner des tensions importantes voire des affrontements entre ces différents acteurs de la République, comme durant l’affaire Dreyfus.
La Cliothèque:
Dans ce livre, la première partie commence par le récit; au moins
jusqu’à l’affaire Dreyfus et au tournant du siècle. Ensuite vous
insistez davantage sur l’histoire culturelle, c’est un choix je suppose,
pouvez vous l’expliquer ?
– L’histoire culturelle, si on doit l’appeler ainsi, n’est pas plus importante dans les années 1870-1880 qu’à partir de 1900, et du reste elle apparaît fortement aussi dans les premiers chapitres, notamment avec les peintres et leur rôle dans l’expression des libertés. Il est vrai que la « Belle Époque », commencée au lendemain de l’affaire Dreyfus (c’est ainsi qu’on l’entend en tout cas) étend considérablement cette dimension culturelle, elle peut sa caractériser même de ce point de vue de l’accès à la culture. Cette présence, dans la société, des arts, de la pensée scientifique, des loisirs, possède des aspects très politiques, ne serait-ce que parce que leur revendication procède de choix clairement faits et formulés. Mais le récit se poursuit, il est peut-être moins apparent du point de vue des titres. Cependant, les chapitres « L’expérience de la politique » et « L’horizon de la guerre » poursuivent le fil chronologique jusqu’en 1914.
La Cliothèque:
Dans l’atelier de l’historien qui est sans doute la plus grande
innovation de cette série, vous consacrez une partie à l’histoire de
France vue d’ailleurs. Comment expliquez vous l’importance de cette
recherche anglo-saxonne à laquelle vous consacrez une large part ?
– Les historiens anglo-américains ont compris, avant même les historiens hexagonaux, que la période de « l’âge d’or » de la République était beaucoup plus complexe qu’un simple avènement d’un régime et d’un modèle. Ils ont reconnu ce que les institutions républicaines pouvaient avoir aussi de contraignante voire de répressive, ils ont pensé la valeur des luttes intellectuelles, culturelles ou sociales en dehors des schémas idéologiques pré-établis. Libérés des dogmes d’une histoire qui se veut aussi une tradition nationale, ils étaient davantage à même de montre ce que la « Belle Epoque » avait d’authentiquement moderne. Beaucoup d’historiens français ont nourri le même constat. La distinction entre les historiographies réside moins dans des appartenances nationales que dans une certaine manière de faire de l’histoire, c’est ce que je m’efforce d’expliquer dans la partie « L’atelier de l’historien ». J’encourage donc le lecteur à s’y reporter.
La Cliothèque:
Incontestablement l’affaire Dreyfus occupe une place particulière dans
l’ouvrage, Au passage il y a une carte particulièrement éclairante sur
la souscription Henry par département. Cette opposition France de l’Ouest
/ France de l’Est, marquée par exemple au niveau du Rhône a-t-elle un
sens ? Et comment s’explique cette marque « anti-dreyfusarde » dans la
Vienne ?
– Si l’affaire Dreyfus occupe cette place particulière dans le livre, c’est qu’il s’est agi d’un événement qui polarisa l’opinion, domina dans la vie publique et politique du pays, questionna les relations de la France avec sa propre histoire et les peuples voisins qui s’étaient engagés eux aussi dans cette grande bataille. L’affaire Dreyfus a posé à la République, et à tous les systèmes politiques et sociaux, la question démocratique, l’égalité civique, le risque antisémite. Son actualité reste forte, elle est l’un des exemples de la contemporanéité de l’histoire de la France 1900. Lui consacrer aujourd’hui un livre était mérité. Les éditions Belin m’en ont donné l’occasion, celle de mettre en forme des idées et un savoir accumulé, en ce qui me concerne, depuis plus de quinze ans.
Propos recueillis par Bruno Modica
http://www.clio-cr.clionautes.org/spip.php?article2612