Ancien officier de l’armée bavaroise et courageux combattant lors de la Première guerre mondiale, Ernst Röhm (1887-1934) rejoint les organisations paramilitaires d’extrême-droite et le parti nazi au lendemain de la disparition de l’Empire allemand. Il joue un rôle actif dans la tentative de putsch à Munich en novembre 1923. Devenu chef d’état-major de la SA à l’automne de 1930, il contribue à la conquête du pouvoir par les nazis, ainsi qu’à l’installation de la dictature et à la nazification de la société allemande dans un climat de violence et de persécution des adversaires politiques et des Juifs dont la mise en œuvre revient très largement à la milice nazie.
Mais les projets de Röhm d’intégration éventuelle de la SA dans l’Armée inquiètent les militaires allemands et Hitler le fait arrêter et assassiner lors de «la nuit des longs couteaux» le 30 juin 1934. C’est donc à Röhm qu’Eleanor Hancock, Maître de conférence à l’université de Nouvelle-Galles du Sud en Australie consacre cet ouvrage. Il est difficile de l’appréhender, toutes les archives de Röhm ayant été saisies en 1934 et ayant disparu. Cependant, il est possible de retracer l’histoire de Rôhm à travers son autobiographie et de nombreuses archives et témoignages.
L’auteure a réalisé un très impressionnant travail de recherche dans de nombreux dépôts d’archives. L’ouvrage est une biographie classique qui suit les grandes étapes de l’engagement de Röhm et évoque son homosexualité assumée. Au-delà de Röhm, l’ouvrage permet de mieux connaître les milieux de l’extrême-droite bavaroise au lendemain de la première guerre mondiale, l’utilisation de la violence lors de la conquête du pouvoir et de l’installation de la dictature, ainsi que les raisons de son arrestation et de son exécution.
Origine d’Ernst Röhm
Ilest né en 1887 à Munich au sein d’une famille protestante dans une région catholique. Depuis 1871, le royaume de Bavière est intégré à l’empire allemand mais demeure un Etat autonome au sein de l’Empire : Il est dirigée par un roi, possède un gouvernement et une armée autonomes. Röhm demeura toujours attaché à la monarchie et à l’armée bavaroise dont il fut membre. Son père était inspecteur des chemins de fer, c’est-à dire un fonctionnaire de rang intermédiaire, mais on connaît le prestige de l’Administration dans le Reich allemand. Sa mère comptait dans sa famille un juge renommé. Röhm fit de solides études dans un lycée (Gymnasium) réputé de Munich, devint élève–officier à l’école de guerre et commença une carrière d’officier dans l’armée bavaroise. Eleanor Hancock souligne la normalité de son parcours : énergie, engagement dans la formation des soldats, attachement à la monarchie bavaroise et aux hiérarchies sociales.La Bavière était un Etat conservateur, mais au début du XXe siècle, du fait de l’industrialisation, les socialistes progressent.
Première guerre mondiale
La Première guerre mondiale représente une expérience fondatrice. Röhm participe à la guerre dans l’armée bavaroise. Il est d’abord affecté en Lorraine à la frontière franco-allemande. En septembre 1914, il est grièvement blessé et défiguré. En juin 1916, lors de la bataille de Verdun, il participe à la prise du fort de Thiaumont. En se dirigeant vers l’arrière, il est très grièvement blessé par un tir d’artillerie. C’est la fin de sa carrière en première ligne.
Après une longue convalescence -il semble avoir souffert de neurasthénie consécutive au «shell shock»-, il devient officier d’état-major où il fait preuve de qualités d’organisateur. Il est affecté un temps en Roumanie, puis participe à l’opération «Michael» lancée par l’armée allemande au printemps de 1918. Il se trouve près de Lille lors de la signature de l’armistice, mais il est atteint par la grippe espagnole et ne participe pas aux derniers combats.
La Première guerre mondiale représente une double expérience fondatrice: la violence des combats en première ligne, la camaraderie des tranchées, au moins entre officiers, mais Röhm montre aussi ses capacités d’organisateur comme officier d’état-major. La disparition de l’Empire allemand et du royaume de Bavière représentent un choc traumatique : la fin d’une carrière d’officier, mais surtout l’effondrement d’un monde fondé sur l’attachement à la monarchie bavaroise et sur le respect des hiérarchies sociales, en particulier de la hiérarchie militaire. Cela explique son engagement dans les organisations paramilitaires de l’extrême-droite et au parti nazi.
L’engagement à l’extrême-droite
La révolution bavaroise et l’engagement à l’extrême-droite d’un « soldat politique». Le 7 novembre 1918 une fraction socialiste dissidente, menée par Kurt Eisner, proclame la République de Bavière. Eisner mène une politique modérée, mais lors des élections législatives de janvier 1919, les socialistes n’obtiennent pas la majorité. Dans le même temps se forment des mouvements paramilitaires d’extrême-droite, les corps francs, dont Röhm fait partie. Le 21 février 1919, Kurt Eisner est assassiné, ce qui conduit à la formation de la seconde république des Conseils. Elle est écrasée par l’armée allemande et les corps francs en mai 1919. Röhm poursuit son activité à l’état-major, mais il s’engage de plus en plus clairement à l’extrême-droite. Il devient le chef d’état-major du corps franc de Epp et adhère au DAP, le futur parti nazi ou NSDAP dont il partage le violent antisémitisme.
Röhm et Hitler se rencontrent en1920 et se lient d’amitié. Röhm fait partie d’associations d’officiers hostiles à la République de Weimar. II joue un rôle actif dans les associations «völkisch», terme que l’on peut traduire par nationaliste et raciste. Il consacre une partie de son activité à acheter des armes qui pourraient être utilisées en cas de coup d’État. Il regroupe également différents groupes et milices d’extrême-droite et bénéficie de l’indulgence de la Reichswehr qui laisse les milices s’entrainer dans ses locaux. Cependant les autorités interdisent aux officiers de participer à des activités politiques, ce qui conduit Röhm à démissionner de l’armée en septembre 1923.
Très tôt Rôhm devient ce qu’il nomme un «soldat politique». La défaite, la révolte des soldats, le régime républicain dans lequel les militaires sont soumis à l’autorité des civils obligent les militaires à renoncer à la neutralité et à s’engager politiquement pour restaurer la place de l’armée.
Röhm participe activement à la tentative de coup d’Etat des 8 et 9 novembre 1923 à Munich. La Bavière est alors dirigée par le très conservateur Kahr (exécuté lui aussi en juin 1934) qui ne serait pas hostile à un coup d’Etat à condition d’en être l’initiateur. Hitler, Röhm et les nazis pensent pouvoir agir seuls. Le 8 novembre au soir Kahr prononce un discours; Hitler survient (mais Rôhm n’est pas présent) et les dirigeants bavarois se rallient au putsch, plus ou moins contraints et forcés. Les putschistes annoncent la déchéance du gouvernement central. Röhm parvient à occuper un bâtiment militaire et à organiser une manifestation. Des Juifs, des membres des partis de gauche et des représentants de la commission de contrôle alliée sont pris en otages. Mais les autorités donnent l’ordre à l’armée et à la police de résister aux putschistes. Ceux-ci sont arrêtés. Tout comme Hitler, Röhm bénéficie d’un jugement indulgent; il est condamné à un an et trois mois de détention, mais il est remis en liberté conditionnelle.
Röhm qui a démissionné de l’armée est rendu à la vie civile. Il est brièvement député au Reichstag entre mai et décembre 1924. Il est chargé par Hitler de réorganiser la SA. Röhm voit plus grand; malgré l’opposition de Hitler, il cherche à regrouper différentes organisations paramilitaires nationalistes ou völkisch dans un ensemble unique, le Frontbann créé en août 1924, doté d’un programme nationaliste et antisémite. Il se heurte à l’opposition des autorités bavaroises et de Hitler. Il démissionne du Frontbann en 1925.
Vie privée
Eleanor Hancock consacre un chapitre à la vie privée de Röhm. Il avait gardé de ses solides études secondaires, un goût pour la littérature et la musique. Politiquement ses idées sont celles d’un officier de l’extrême-droite allemande : attachement à l’ordre, à la hiérarchie, attachement à la monarchie bavaroise, nationalisme, hostilité à la France. Comme le souligne Eleanor Hancock, son antisémitisme est plus «conventionnel», celui de son milieu, qu’«obsessionnel». Il aurait pu se reconnaître dans l’Italie de Mussolini ou la Turquie de Mustapha Kémal. La grande question est celle de son homosexualité. Sous la République de Weimar, la situation était complexe. Le paragraphe 175 du Code pénal condamnait la plupart des pratiques homosexuelles, mais en même temps, c’est une période de lutte pour l’abrogation de cet article. Un psychologue d’extrême-droite, le Dr Karl Heimsoth (qui fut assassiné en 1933) était lui aussi favorable à cette abrogation. Rôhm ne dissimulait pas son homosexualité et militait pour l’abrogation de l’article 175. Il critiquait la volonté de vouloir régenter les pulsions humaines par la loi. Hitler était au courant de son homosexualité et la tolérait, bien que l’homosexualité ait été condamnée dans le parti nazi et très mal vue dans les milieux dirigeants de l’Allemagne. Pour Eleanor Hancock, il faut éviter l’anachronisme qui consisterait à analyser la biographie de Rôhm à travers le seul prisme de son homosexualité. Ce n’est qu’à partir de 1934 que l’homosexualité de Rôhm fut dénoncée par Hitler et les adversaires de Rôhm pour l’accabler encore davantage.
Lieutenant-colonel en Bolivie (1928-1930)
Entre 1928 et 1930 Röhm intègre l’armée bolivienne. La Bolivie était un État dans lequel les Européens ne représentaient que 5% de la population mais où les descendants des colonisateurs espagnols occupaient les places dominantes. Il existait une communauté allemande dont certains membres avaient intégré l’armée bolivienne, l’un d’entre eux étant devenu ministre de la guerre. La Bolivie est en conflit avec le Paraguay d’où l’appel à des conseillers militaires allemands. La Bolivie connaît également des tensions politiques. Rôhm est d’abord conseiller militaire, puis commande une division, mais il ne parvient pas à obtenir le poste de chef d’état-major adjoint et il rentre en Allemagne à l’automne 1930.
Chef d’état-major de la Sa (1930 –1933)
Lorsqu’il revient en Allemagne le parti nazi connaît une forte progression liée à la crise économique. Il obtient 18,3% des voix et devient le second parti politique d’Allemagne. Hitler conserve la direction politique de la SA, et Röhm est nommé chef d’état-major. Ses effectifs passent de 60 000 membres en 1930 à 427 000 en 1932. Il s’agit souvent d’ouvriers et de chômeurs, mais la rotation des effectifs est importante. Les SA organisent des défilés, exercent des violences contre des adversaires de gauche et contre les Juifs. La violence est parfois extrême. Le 10 août 1932, à Potempa en Silésie, un ouvrier communiste est assassiné par des SA. Cinq SA sont condamnés à mort. Au sein de la Sa, Röhm, qui a fait venir des hommes d’extrême-droite qu’il avait connus à Munich met en œuvre ses qualités d’organisateur : professionnalisation, amélioration de la formation, de l’encadrement. Grâce à ses contacts avec la Reichswehr, il facilite les contacts d’Hitler avec les cercles dirigeants, notamment Hindenburg qu’Hitler rencontre le 13 août 1932.
La prise du pouvoir (janvier-juin 1933) Après la nomination de Hitler comme chancelier, les SA contribuent à l’installation rapide de la dictature. Les effectifs ne cessent d’augmenter pour atteindre 4 millions au début de 1934. La mission principale des SA est « d’éradiquer le marxisme ». Des violences extrêmes sont exercées contre des hommes politiques de gauche qui sont arrêtés, brutalisés et enfermés dans des « camps de concentration sauvages ». Les SA exercent des violences contre les Juifs : ils participent au boycott du 1er avril 1933. En même temps, les nazis en général et les SA en particulier prennent le contrôle des rouages de l’État, en particulier dans la police. C’est le cas en Prusse dont Göring est le ministre de l’Intérieur. En général, les SA sont intégrés dans la police auxiliaire. Ce contrôle de l’État est particulièrement marqué en Bavière. Le 9 mars 1933 les nazis bavarois, soutenus par le ministre de l’Intérieur, Frick, prennent le contrôle du pouvoir en Bavière. L’ancien membre des corps francs, Epp, est nommé Commissaire d’Etat et Rôhm est nommé commissaire spécial.
Une place problématique. A l’été de 1933, la SA a rempli la mission qui lui était assignée : écraser brutalement les oppositions et contribuer ainsi à l’installation de la dictature nazie et à la nazification de la société allemande. Le 1er décembre 1933, Röhm est nommé ministre sans portefeuille dans le gouvernement d’Hitler. Cela ne règle pas la question de la place de la SA dans l’Allemagne nazie. Hitler voudrait la cantonner à la formation idéologique et à la surveillance des frontières. Röhm a des projets plus ambitieux. Il intègre à la SA d’autres organisations paramilitaires d’extrême-droite comme l’important Stahlhelm (Casque d’acier). Il envisage de faire de la SA une milice militarisée qui pourrait éventuellement être intégrée à l’Armée. Ce projet provoque l’opposition de la Reichswehr qui ne veut pas d’intrusion des SA, mais aussi d’Hitler qui veut ménager l’armée. Hitler envisage également de rétablir la conscription, ce qui lui fournirait des effectifs bien plus importants que ceux de la SA. De plus les gouvernements français et anglais pourraient voir dans la constitution de la SA en milice militarisée une violation des clauses du Traité de Versailles. Or la remilitarisation du Reich ne fait que débuter et Hitler ne veut pas inquiéter les puissances occidentales.
« La révolution dévore ses enfants »
Au printemps de 1934, Röhm se heurte à une triple opposition. Une opposition interne au sein du parti nazi, Göring, Himmler et les SS veulent affaiblir la SA. Les conservateurs dénoncent les violences des SA, ce que l’on appelle parfois «la seconde révolution nazie» que l’on peut davantage considérer comme une revendication des SA pour obtenir des places. Le vice-chancelier Von Papen prononce le 4 juin un discours à l’université de Marburg dans lequel il dénonce les désordres causés par la SA. Enfin la Reichswehr qui ne veut en aucun cas que les SA intègrent l’Armée. De plus, l’état de santé de Hindenburg se dégrade et Hitler peut craindre un coup d’Etat de l’Armée qui porterait au pouvoir un militaire ou un membre de la famille impériale. Il a donc besoin de ménager l’Armée.
Le 30 juin Hitler propose à Röhm, qui se repose à Bad Wiessee en Bavière, de réunir les cadres de la SA. Hitler se rend à Bad Wiessee avec une escortede SS et fait arrêter Röhm et les SA présents qui sont emprisonnés à Munich. Dans toute l’Allemagne de nombreux cadres de la SA sont arrêtés et exécutés. Au cours de « la nuit des longs couteaux» sont également exécutés des opposants comme Gregor Strasser (un rival de Hitler au sein du parti nazi) ou l’ancien chancelier Von Schleicher. Von Papen n’est pas exécuté, mais son secrétaire, auteur du discours de Marburg, est assassiné. Emprisonné à Munich, Röhm aurait déclaré que « la révolution dévore ses enfants ». Il refuse de se suicider et est abattu dans sa cellule le 1erjuillet.
Après la disparition de Röhm, la SA ne joue plus qu’un rôle d’encadrement idéologique. Ses effectifs passent de 4 millions en 1934 à 1,2 millions en 1938. L’élimination de Röhm et la mort de Hindenburg en août 1934 renforcent les pouvoirs d’Hitler et la dépendance de l’Armée à Hitler et au régime, dépendance largement acceptée peut-on penser : « paragraphe aryen » qui exclut les juifs de l’armée, port d’un insigne nazi sur les uniformes et serment de fidélité personnelle à Hitler.
© laurent bensaid pour les Clionautes.