La Chine après Mao se lit comme un polar, écrit par un excellent historien, Frank Dikötter (connu surtout pour La grande famine de Mao).
L’ouvrage narre l’histoire et l’ascension de la Chine populaire de 1976 à 2012. Il s’appuie sur de très nombreux documents, des archives municipales et provinciales, ainsi que sur les journaux secrets de Li Rui (secrétaire personnel de Mao, un temps membre du Comité central du PCC après 1976). Ces sources, utilisées avec finesse, rendent le texte très vivant et nous font vivre le quotidien de la Chine communiste sur tout le territoire chinois.
Avec DikötterFrank Dikötter est un historien néerlandais, enseignant à l’université de Londres, puis à l’université de Hongkong à partir de 2006. Il est l’auteur d’une trilogie retraçant les périodes les plus sanglantes et chaotiques de la Chine maoïste : la révolution de 1949 (The Tragedy of Liberation. A History of the Chinese Revolution, 1945-1957), le Grand Bond en avant (Mao’s Great Famine. The History of China’s Most Devastating Catastrophe, 1958-1962) et la Révolution culturelle (The Cultural Revolution. A People’s History, 1962-1976), parus aux Editions Bloomsbury PLC, respectivement en 2013, 2010 et 2016, non traduits. Son dernier ouvrage, How to Be a Dictator. The Cult of Personality in the Twentieth Century (« comment être un dictateur : le culte de la personnalité au XXe siècle »), a paru chez Bloomsbury en septembre 2019.extrait de https://www.lemonde.fr/international/article/2019/09/27/frank-dikotter-la-chine-est-un-etat-qui-force-a-l-amnesie_6013300_3210.html, on ne peut que réfuter, pour la Chine, l’usage de l’expression de « capitalisme économique », car un marché ne peut être libre sans Etat de droit, avec
un système judiciaire indépendant et une presse libre et pluraliste. L’auteur détaille avec force précisions les événements qui suivent la mort de Zhou Enlai (janvier 1976) puis de Mao Zedong (septembre 1976) ainsi que la politique de Hua Guofeng jusqu’à l’arrestation de la Bande des Quatre (octobre de la même année).
Il explique comment Hua Guofeng, pourtant Premier ministre et président du parti, doit se résoudre à rappeler et à réhabiliter Deng Xiaoping (en juillet 1977). Hua Guofeng et Deng Xiaping se partagent alors un pouvoir équilibré par le maréchal Ye Jianying. On voit que dès novembre 1976, les nouveaux dirigeants sont impatients de sortir le pays de sa torpeur économique pour revenir à la période antérieure à la Révolution culturelle et rattraper une « décennie perdue » (avec une baisse du niveau de vie).
Deng prend l’avantage à partir de décembre 1978 et peut écarter ses rivaux. Son offensive de charme lors de sa visite aux Etats–Unis (janvier–février 1979) permet à la
Chine, un an plus tard, d’obtenir la clause de la nation la plus favorisée. Le procès de la Bande des Quatre (novembre 1980) comme instigateurs de la Révolution culturelle prend la forme d’un procès à grand spectacle (et non d’un traditionnel huis–clos), ce qui permet d’imputer à la Bande tous les malheurs de la Révolution culturelle. Les avantages sont d’exonérer la presque totalité de la direction du pays, mais aussi d’absoudre Mao Zedong et donc de continuer à pouvoir brandir
l’étendard de sa pensée. Les différentes mesures de politique économique du début des années 1980 sont exposées par le menu. Le transfert de la capacité de contrôler les entreprises d’Etat du pouvoir central vers les gouvernements locaux conduit à d’immenses gâchis. Si à l’hiver 1982, les communes populaires sont officiellement dissoutes (marquant la fin d’une ère), à aucun moment l’Etat communiste n’envisage de renoncer aux fondements du marxisme, à savoir à la propriété collective des moyens de production.
Les années 1982 à 1984 sont marquées par la volonté d’accélérer la « modernisation socialiste », avec un slogan à succès, « il est glorieux de s’enrichir » (1983). On conçoit un système de contrat pour encourager l’entrepreneuriat sans entamer la propriété publique des entreprises d’Etat.
L’auteur expose de façon détaillée le contexte de la naissance de zones franches ou spéciales (à partir de 1978) et leur systématisation dans les années 1980. Il montre
comment Hong Kong sert de modèle et de terrain de formation informel pour la Chine. Dans une zone spéciale, l’Etat fournit la terre, les bâtiments et la main–d’œuvre, les compagnies étrangères apportant les matières premières, les équipements et les compétences.
L’auteur détaille les moyens utilisés massivement par la Chine pour importer et copier des technologies complexes. La contrefaçon constitue un moyen pour sauter plusieurs étapes de développement (La Troisième Vague du futurologue américain Alvin Toffler, publié en 1980, devient alors le livre de chevet de nombreux dirigeants chinois). De nombreuses mesures sont prises pour augmenter la dynamique des exportations dans la deuxième moitié des années 1980.
On reste impressionné par les très violentes embardées, pendant la décennie 1980 (mais aussi après) d’une politique économique à une autre et par la succession de
réformes parcellaires. Les responsables des principales institutions financières du pays n’avaient guère de connaissances économiques et, de toute façon, l’idéologie
devait toujours l’emporter sur l’économique (même lorsqu’on avait l’impression du contraire).
Les émeutes de Pékin entre avril et juin 1989 (et plus spécialement le mouvement de Tian’anmen) sont décrites avec un luxe inégalable de précisions. On y voit bien le
double jeu des Etats–Unis qui font comprendre à la Chine que la répression n’affectera pas les relations bilatérales. Au printemps 1990, le Comité central du PCC décide de réprimer les troubles sociaux dès leur apparition (selon Li Peng, il faut « abattre l’oiseau qui prend la tête de la nuée »). De nombreuses purges ont lieu aussi au sommet.
Les événements dans la capitale ne conduisent en aucun cas à la mise en cause de l’ouverture vers le monde extérieur. Au contraire, cette dernière est réaffirmée et
renforcée : il faut poursuivre l’objectif posé par Deng Xiaoping, le quadruplement de l’économie chinoise entre 1980 et 2000 (soit un taux de croissance de 7%). L’auteur rappelle régulièrement l’importance de la tournée de Deng dans le « Sud » chinois en janvier 1992 ; cette tournée est l’occasion de prôner l’accélération des investissements étrangers et de la réforme économique. Ainsi, par exemple, les dirigeants chinois cherchent à faire de Shanghai le nouveau Hong Kong de la Chine.Dès 1992 des investissements étrangers affluent à Pudong et des entreprises étrangères historiques reviennent à Shanghai (comme Jardine Matheson). Hong Kong joue dans cette affaire un rôle majeur de place boursière pour lever des capitaux pour les entreprises d’Etat.
Le pays, à partir des années 1990, ressemble à un vaste chantier. Les sociétés étrangères sont désireuses de pouvoir tirer parti d’une main–d’œuvre à bas coût, sans
être entraves syndicales et sociales.
Après la description de la rétrocession de Hong Kong à la RPC (juillet 1997), plusieurs développements sont consacrés à la crise économique asiatique de 1997, où la Chine donne l’apparence d’un bastion de stabilité. En réalité, cette crise exacerbe deux problèmes de l’économie chinoise, une industrie en faillite et un système bancaire insolvable. En 1998, la majorité des entreprises d’Etat sont incapables de réaliser un bénéfice, après plus de vingt ans de réformes et des volumes de crédit incalculables.
En septembre 1997, Jiang Zemin, le successeur de Deng Xiaoping, promet de rompre avec les maux structurels du secteur public, suivant le slogan « Garder les grands et se débarrasser des petits ». Cela suppose de se défaire de milliers de petites usines inefficaces et de favoriser la croissance de géants industriels (un peu comme la Corée du Sud avait encouragé en son temps ses chaebols). L’exemple de China Telecom, étudié par l’auteur de façon fine, est particulièrement illustratif de cette politique de « l’utilisation d’outils capitalistes par des mains socialistes ». Dikötter démontre parfaitement les failles de cette politique, les nouvelles championnes nationales détruisant une fraction qu’elles perçoivent. De surcroît, à la suite de ces mouvements de restructuration, plusieurs dizaines de millions d’individus sont licenciés ou voient leur paie réduite.
L’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en décembre 2001, est un événement majeur dans l’ascension de la puissance chinoise. Les Etats membres de l’OMC croient que cette admission va accélérer la réforme économique en exposant le secteur étatisé à une plus forte concurrence (ce que les dirigeants chinois promettent). Cette conviction est si forte que la Chine est autorisée à entrer dans l’OMC sans se voir obligée de respecter certaines règles (un « pot de miel plein de promesses poisseuses », selon l’expression d’un expert). L’attrait d’un marché gigantesque l’emporte alors sur toute autre considération. Cette conviction conduit aussi à penser que l’accélération des réformes économiques va mener à la propagation d’une société de liberté et à l’amélioration de l’Etat de droit en Chine.
On connaît le résultat politique. Sur le plan économique, la balance commerciale entre la Chine et d’autres pays membres de l’OMC est passée de 28 milliards de dollars à 348 milliards de dollars en 2008. Après 2001, la Chine, selon les termes de l’auteur, est devenue « un véritable aimant du capital mondial ». L’afflux de capitaux étrangers contribue à accroître l’acquisition de nouveaux équipements et les capacités de production déjà excédentaires. La seule option pour la Chine a alors été d’augmenter les exportations vers l’étranger en se livrant à des baisses de prix drastiques. Une conséquence de cela a été que comme les entreprises du monde entier ne pouvaient rivaliser avec la main–d’œuvre à bas coût disponible en Chine, pour éviter la fermeture, nombre d’entre elles étaient contraintes de s’établir en Chine.
Or, bien loin de respecter les marques déposées, les droits d’auteur et les brevets, ce que requérait l’adhésion à l’OMC, le fossé entre les promesses sur le papier et la
contrefaçon ne fait que s’élargir depuis 2001. Un exemple amusant cité par l’auteur concerne Harry Potter : plusieurs faussaires ont fait équipe pour écrire la suite des aventures du jeune sorcier, à savoir les volumes cinq, six et sept alors même qu’en Angleterre seuls quatre volumes étaient parus !
Les chefs d’entreprise étrangers qui s’imaginaient pouvoir vendre leurs produits à des multitudes de consommateurs ont été souvent déçus. Ainsi, par exemple, dans le secteur bancaire qui reste une forteresse imprenable compte tenu des restrictions mises par les dirigeants chinois, mais aussi dans les télécommunications, sauf à
constituer des joint–ventures, avec les conséquences en transfert de technologie.
Une stratégie de mondialisation de la Chine (« Go out ») est à l’œuvre à partir du cinquième plan quinquennal (2001), afin de faire face à la dépendance accrue du pays
(en matériels, en énergie) par rapport au reste du monde et afin de maintenir les objectifs de croissance. Il est nécessaire pour la Chine d’investir et d’implanter des
usines à l’étranger pour se servir des marchés et des ressources planétaires. Le nombre d’entreprises autorisées à investir à l’étranger quadruple entre 2001 à 2004,
favorisé par les masses de devises étrangères disponibles.
L’auteur met en lumière les manœuvres d’étouffement des informations de la part des autorités lors de l’apparition du SRAS à partir de la fin de 2002.
La crise financière des subprimes de 2008 porte un rude coup à la Chine, fortement dépendante de ses exportations. Cependant, pour les dirigeants chinois, la rapidité de la réaction de leur pays à la crise (sous la forme d’un plan de relance massif) démontre la supériorité de la « voie chinoise » sur l’ennemi capitaliste. Le maintien de la stabilité du pays conduit au renforcement de la répression et de l’éducation patriotique.
L’auteur évoque l’hubris de la Chine depuis 2008, qui va de pair avec sa nouvelle puissance économique et le renforcement de sa capacité militaire. Désormais,
rompant avec le conseil de Deng, en son temps, à ses collègues de se montrer « modestes et prudents », ceux–ci adoptent une nouvelle méthode, fondée sur
l’affirmation de soi, convaincus que la Chine sera la prochaine puissance mondiale dominante.
Un point rapide est fait sur la personnalité et l’ascension de Xi Jinping, dont la prise de fonction à la tête du pays (novembre 2012) clôt l’ouvrage, ou presque, puisqu’un court épilogue résume la période des années 2012 à 2021.