Alors que depuis une vingtaine d’années, l’histoire globale connaît un succès grandissant parmi les historiens anglo-saxons et plus récemment en Europe, Chloé Maurel, normalienne, agrégée, docteure en histoire contemporaine et chercheuse associée à l’Institut d’Histoire Moderne et Contemporaine (CNRS/ENS), entourée de dix chercheurs (spécialistes de renom comme Olivier Pétré-Grenouilleau et Jean-Yves Mollier ou jeunes chercheurs) tente de définir cette notion tout en dressant un bilan nuancé sur les apports et les limites de ce nouveau courant historiographique.

Qu’est-ce que l’histoire globale ?

Dans un long chapitre introductif, elle montre combien cette histoire est novatrice tant par ses objets d’études (maladies, ONG, organismes internationaux etc) que par ses territoires (le territoire national n’est plus qu’un des espaces d’étude dans un jeu d’échelles emboitées du local à l’international).
L’histoire globale se construit dans la comparaison et l’étude des connexions inédites et entend décloisonner les espaces. En ce sens, elle contredit le « choc des civilisations » de Samuel Huntington qui nie les transferts entre aires culturelles en envisageant des blocs étanches et opposés.
Chloé Maurel situe la filiation de ce nouveau courant historiographique, héritier :

– de l’histoire universelle d’Hérodote à Toynbee en passant par L. Febvre, M. Crouzet ou J-B. Duroselle

– de l’histoire comparée chère à Marc Bloch et aux Annales dans les années 20/30

– de la World History des anglo-saxons W. Mc Neill, L. Gottschalk ou L. Stavrianos mais aussi d’une génération plus récente avec des intellectuels comme S. Subrahmanyam et dont P. Manning est l’un des plus illustres représentants depuis les années 80

– apport des post colonial studies (E. Said,R. Guha, G. Spivak) qui analysent les liens entre identités culturelles et phénomènes de domination et des subaltern studies représentées par des chercheurs du Sud comme les Indiens H. K. Bhabha et A. Appadurai par exemple, qui explorent les relations entre les anciens colonisateurs et colonisés pour mettre en évidence les vestiges du colonialisme et des phénomènes de réinvention d’une culture sur une autre (ex. indigénisation du criket en Inde). C’est dans cet héritage que s’inscrit l’article de l’ethnologue J. Copans qui réfléchit aux liens entre ethnologie et colonialisme dans le cadre de la mondialisation.

Cette introduction et les contributions qui suivent permettent de distinguer deux courants proches l’un de l’autre mais qui ne sont pas synonymes. Ch. Maurel distingue l’histoire mondiale qui a surtout un objectif de totalisation avec une ouverture à un cadre spatio-temporel très large et l’histoire globale qui renvoie à la mondialisation (globalization en anglais) i.e. un phénomène d’interactions et d’interrelations accrues entre les différentes parties du monde. L’histoire globale suppose qu’on ne s’intéresse pas seulement aux acteurs étatiques mais aussi aux acteurs non étatiques transnationaux (ONG, FTN, société civile, fondations etc.). C’est ce que font Céline Giton (l’UNESCO), Thomas Cayet avec (OIT et CECA), Marieke Louis (OIT) et Noël Bonhomme (G7).
Elle dépasse également le cadre chronologique traditionnel, déplace les perspectives, combine les différentes échelles dans un va-et-vient qui vise à déceler les analogies, les parallélismes, les connexions que pourrait gommer l’histoire traditionnelle, sans pour autant nier les spécificités et les singularités des acteurs et des espaces.

L’intérêt des chercheurs français pour ce pan de l’historiographie est beaucoup plus récent (fin des années 2000) comme le montent le séminaire organisé à l’ENS-Ulm ou le numéro spécial de la Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine par exemple.
Essais d’histoire globale montre bien une spécificité de l’historiographie française, d’abord par rapport aux thèmes anglo-saxons les plus en vogue (à savoir l’environnement, les risques écologiques et sanitaires), ensuite par son refus d’une histoire qui serait idéologique et ferait de la mondialisation un processus libéral économique, sociale et culturelle inéluctable et incontestable.

Dix regards, dix « essais » pour un concept

Il est impossible de résumer ici la richesse des différentes contributions.
Deux axes de recherches se dessinent :

– l’un autour de l’imprimé et du livre avec les articles de de J-Y Mollier, D. Cooper-Richet, J. Hage et C. Giton

– l’autre centré sur les relations internationales et la notion de gouvernance mondiale : N. Bonhomme (G7), T. Cayet (OIT-CECA), M. Louis (OIT), C. Giton (UNESCO

Deux temps également :

– le temps long (circulation des imprimés politiques de 1880 à 1890 ; mineurs de chardon du XIXème à nos jours)

– le très contemporain (G7, UNESCO)

Deux types de comparaison :

– entre des sociétés séparées dans le temps et dans l’espace (mineurs de charbon)

– entre sociétés contemporaines et voisines (gares de chemin de fer);

Quelques exemples

– La contribution de Diana Cooper-Richet est particulièrement stimulante et osée dans sa démarche à la fois globalisante et comparatiste à partir de deux objets apparemment distincts (les mineurs et les imprimés en langues étrangères)

– Olivier Pétré-Grenouilleau est un précurseur de l’histoire globale en France avec Les traites négrières, thèse sous-titrée Essai d’une histoire globale et parue en 2004. Il s’intéresse ici à l’émergence d’un mouvement anti-esclavagiste en s’appuyant sur un travail comparatif qui faisait défaut jusqu’à aujourd’hui sur cette question. Il fonde son son analyse sur l’étude des acteurs et des réseaux transnationaux et met ainsi en valeur les tentatives plus ou moins abouties d’internationalisation du projet abolitionniste. Cette vision transnationale de l’abolitionnisme s’oppose à une approche plus traditionnelle de l’historiographie centrée sur les Etats. Sa démarche permet de comprendre quelles sont les valeurs nouvelles sur lesquelles repose ce combat mais également comment le colonialisme a puisé dans cette lutte une caution morale.

– Les articles de N. Bonhomme sur le G7 et de M. Louis sur l’OIT s’inscrivent dans la mouvance des travaux de B. Mazlish qui promeut la notion de « gouvernance mondiale ». Ce terme sous-entend l’idée que les Etats ne seraient plus les organes de régulation, notamment en matière économique et social. Les auteurs mettent en valeur le rôle de nouveaux intervenants qui remettent en cause les acteurs et les politiques traditionnels.

– Céline Giton, en étudiant la politique du livre mise en place à l’échelle mondiale par l’UNESCO depuis 1945, montre qu’au-delà du discours volontairement universaliste, c’est la domination occidentale et sa vision du monde qui sont renforcées. Et c’est l’un des paradoxes que fait émerger l’histoire globale : les élites transnationales des grandes institutions peinent à s’affranchir de leurs héritages culturels et des concurrences nationales, problématique familière de l’histoire traditionnelle.

Un ouvrage stimulant

Le mérite de cet ouvrage collectif est de nous montrer d’autres angles d’attaque de l’objet historique et de nous familiariser avec ce nouveau champ de l’historiographie contemporaine. La comparaison, la lecture globalisante ne sont pas une fin en soi mais un moyen de repérer les objets et les phénomènes, de les questionner, de les trier et les classer, de les caractériser voire de les singulariser. Avec cette « exception française » qui refuse tout présupposé idéologique.
Afin de comprendre toute la richesse et la finesse de l’histoire globale et d’en saisir les limites, rien de plus nécessaire que de se plonger dans cette ouvrage stimulant.

Sommaire

– Préface de C. Charle
– Introduction de C. Maurel
– Des objets de recherche à l’épreuve des frontières et des temporalités : l’histoire des mineurs de charbon et des imprimés en langues étrangères par Diana Cooper-Richet
– Les gares de chemin de fer dans une histoire globale ou mondiale par S. Sauget
– Pour une approche globale de l’histoire du livre, de l’édition et de la lecture par J-Y Mollier
– Un siècle de circulation des imprimés politique de formes brèves (1880-1980), un champ fertile d’histoire globale par Julien Hage
– L’UNESCO et le livre de 1945 à 1975 par Céline Giton
– Ethnologie, anthropologie et situations coloniales. L’exemple français entre politisation et mystification par Jean Copans
– De l’Organisation Internationale du Travail à la Communauté Economique du Charbon et de l’Acier, la genèse internationale de « politiques sociales européennes » par Thomas Gayet
– Les organisations internationales et la régulation sociale de la mondialisation : le cas de l’agenda de l’OIT pour le « travail décent » par M. Louis
– Le G7 et la mondialisation : entre gouvernance occidentale et gouvernance mondiale (1975-1991) par N. Bonhomme

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