Paul Veyne vient de recevoir pour son livre de souvenirs le Prix Fémina dans la catégorie Essais. Faut-il encore présenter l’auteur ? Il a publié notamment « Le pain et le cirque », « Comment on écrit l’histoire » et, plus récemment, un livre sur l’art « Mon musée imaginaire ».

Dès les premières lignes, on trouve la patte du célèbre helléniste et son esprit malicieux, voire anticonformiste. Disons-le d’emblée : si l’homme vous agace, ce livre ne vous attirera pas a priori. Si vous êtes plutôt adepte, vous lirez avec plaisir ce texte, ce « document social et humain à l’usage des curieux ». Ce professeur honoraire au Collège de France nous entraine donc sur les chemins de son existence.

Au commencement était l’amphore et quelques livres

Paul Veyne raconte d’abord ce qui lui a donné envie d’aller vers l’histoire. Il dessine ensuite un portrait assez classique, en décrivant quelqu’un qui rêve d’être professeur pour transmettre, comme s’il était une incarnation de l’ascenseur républicain. Tout au long de l’ouvrage, l’auteur s’arrête pour signaler, chemin faisant, quelques lectures qui l’ont influencé, comme « Les hymnes homériques » ou « L’éducation sentimentale ». « L’histoire de Rome » d’André Piganiol joua également un rôle important dans cet éveil intellectuel et artistique. Il conserve aujourd’hui encore en mémoire des passages entiers de poésie.

Paul Veyne est-il fréquentable ?

Ce qui frappe tout au long de ce livre, c’est le fait que l’auteur ne s’épargne pas. Il règle en quelques lignes la question de son physique, mais il dit aussi sur lui des choses peu amènes. Au moment de la Seconde Guerre mondiale, il confie qu’il fut « collabo par mimétisme familial ». Sur un plan plus personnel, il endosse toutes les responsabilités quant à son premier divorce : « je l’avais trompée, pire encore, je me conduisais avec elle comme un mufle égoïste… ». Il raconte également sa période communiste, sans chercher à se dédouaner, mais en montrant comment il a suivi le mouvement. Il rappelle ainsi qu’en 1955, le Parti communiste français était fort de 500 000 membres. Il souligne aussi combien le parti, qui se voulait progressiste dans le domaine social, était réactionnaire sur la question des moeurs. Il livre plusieurs remarques pour tenter de comprendre et de saisir le climat de l’époque. Retenons-en deux particulièrement : le climat était à l’extrémisme et la peur de la guerre nucléaire planait.

Un intellectuel avec ses lacunes

A la lecture de l’ouvrage se dessine à la fois une grande sincérité et une simplicité dans ce qu’il veut dire. Il confie bien humblement qu’il est insensible à la musique et ne cherche nullement à dresser de lui une image d’intellectuel polyvalent. Il y a surtout un rapport très fort au savoir, car comme dans le chapitre quatre, il montre cette envie, ce besoin de culture. Il raconte donc le quotidien de ses années rues d’Ulm. C’est l’époque où se nouent aussi des rencontres comme avec Michel Foucault. C’est l’occasion aussi de rendre hommage à des personnalités oubliées, mais pour lesquelles Paul Veyne a un grand respect : il en est ainsi de Georges Ville.
Il s’amuse souvent à glisser des remarques, comme pour dire une certaine banalité de sa personne : « Un excentrique ? C’est me faire trop d’honneur : je suis un faux bohême qu’attire le romanesque, voilà tout. …Je suis habillé et coiffé comme tout le monde. » Il raconte l’Ecole française de Rome, son parcours comme sorbonnard et anticolonialiste. Il dit son admiration pour Louis Robert et ses cours d’épigraphie grecque. Il consacre de nombreuses pages à son amour de René Char sur lequel il a d’ailleurs publié.

Des rapports ambigus avec l’Université

Il raconte aussi l’ambiance de mai 68 alors qu’il est à Aix en Provence. On ne sera sans doute pas surpris de lire ses propos peu flatteurs sur le monde de l’université. Il pointe au détour d’une phrase combien les statuts officiels y sont importants : «  n’étant pas professeur titulaire je n’y figurais qu’à un rang inférieur ce qui explique bien des choses ». Il poursuit sa ruade en glissant que, lui, n’a pas fait partie des enseignants contestés en mai 68. Dans le chapitre douze, Paul Veyne raconte et confesse qu’il se sent comme un free lance intellectuel, s’étant intéressé à des sujets qui à l’époque ne faisaient pas vraiment l’objet d’étude comme l’homosexualité. Il raconte aussi sa promotion au collège de France.

Paul Veyne intime

Le lecteur découvrira peut-être son amour de l’alpinisme. Il revient aussi sur la question de la croyance. L’homme n’a jamais fait mystère qu’il ne croyait pas : « je ne prétends pas pour autant détourner de sa foi un seul croyant ». Il choisit de garder pour le dernier chapitre le récit de sa vie beaucoup plus intime. Marié à Estelle, qui avait un fils Stéphane de son premier mariage, il s’avère que celui-ci est porteur du sida. Il décède et Estelle ne se remet pas de cette perte, tandis que, lui, développe une liaison avec la meilleure amie de sa femme. Ainsi raconté, le tableau pourrait sembler glauque, mais Paul Veyne, sans fioriture, raconte ce que fut sa vie intime et cette forme d’ équilibre. Il dit aussi la douleur d’avoir perdu un fils.

Ce livre de souvenirs, car il est ainsi sous-titré, se lit donc avec grand plaisir. Porté par une plume alerte, le grand historien se dévoile sans jamais céder à un voyeurisme de mauvais ton. Il dit simplement ce que fut sa vie d’homme, d’intellectuel, de professeur, sans chercher à l’embellir ni à la recouvrir d’une noirceur inutile au seuil de sa vie.

© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes.