Dès le préambule, Jean-Didier Urbain s’explique du drôle de titre de son ouvrage. Loin d’être inédit, ce texte, enrichi d’un préambule et d’un épilogue, a été précédemment publié en 1998 dans le volume Secrets de voyage. Menteurs, imposteurs et autres voyageurs. Il en constituait la troisième partie, celle qui a suscité le plus de commentaires. Jean-Didier Urbain a notamment été accusé de découvrir l’ethnologie de proximité alors que ce courant existe depuis longtemps. C’est pour « rectifier le tir » et (…) « enfoncer le clou » qu’il publie cet ouvrage en 2003.
Anthropologue, professeur à l’université de Versailles-Saint-Quentin, bien connu pour avoir publier L’idiot du voyage ou Paradis verts, il revient ici sur la place de l’ethnologie du quotidien dans la littérature scientifique. « Encore mal assuré, cet état atteste la persistance d’un refus que s’obstine à ne pas admettre la complémentarité réelle de cette ethnologie qui désigne l’autre : la « vraie », l’exotique, ubac ou adret de la discipline, comme un détour. » (p. 12) Les ethnologues de territoires lointains ne reconnaitraient pas au quotidien une place dans leur discipline. L’ethnologue de proximité (« l’aventurier en pantoufles ») a bien du mal à trouver sa place scientifique. « Ni de là-bas, ni d’ici, il est là, exclu, sans cesse renvoyé dans un entre-deux d’un no man’s land disciplinaire. » (p.15)
Pourtant, la posture est au cœur de l’ethnologie du quotidien, de l’anthropologie ou même de la sociologie. Il faut pour cela être du dehors. « Ne pas être du monde qu’on observe ou bien en être mais en faisant comme si on n’en était plus. » (p. 19). Ce n’est pas le lieu qui fait l’exotisme mais le regard. La société mondialisée apporte l’ailleurs à notre porte et il serait impensable de l’ignorer. Pour exercer le métier d’ethnologue de la proximité, une réflexion sur son immersion dans son sujet d’étude est indispensable. J.D. Urbain revient sur des expérimentations menées par le passé par des voyageurs qui ont cherché à pénétrer des univers qui leur étaient étrangers. Le travestissement (Voyage d’une parisienne à Lhassa, 1924) peut être une solution pour se mêler à l’univers que l’on veut observer. Pourtant, Yves Winkin reprouve cette manière de faire : « Essayez de vous « planquer » pour mieux voir. Cela ne marche pas. On finira toujours par vous voir, vous finirez toujours par vous faire jeter. N’empruntez pas non plus de déguisement, de rôle. (…) Négociez votre statut avec les autres, forcez-vous à entrer dedans, à jouer le jeu, à ne pas piéger les membres « naturels » du lieu. C’est à la fois un problème méthodologique et un problème déontologique. » (p. 36) J.D. Urbain relativise l’immoralité de l’exploration clandestine et estime que l’observateur affiché a aussi du bon. Au fil du temps, il n’est plus perçu en tant que tel par les observés. Georges Condominas met en garde toutefois afin que l’observation n’apparaisse pas comme un « agent de la classe dominante ». Il conseille d’être vu comme un marginal, un déclassé. Dans ce cas, c’est donc de la dissimulation. La révélation de ses études peut aussi se faire de manière dissimulée comme l’ont fait Montesquieu (Les lettres persanes, 1721), La Bruyère (Les caractères ou les mœurs de ce siècle, 1688) ou bien encore La Fontaine avec ses Fables. Ces ethnologues masqués ont eu recours à un nom d’emprunt afin d’échapper à la censure.
Ainsi, J.D. Urbain consacre, de manière enjouée, 286 pages à défendre la raison d’être de l’ethnologie de la proximité et ses champs d’étude (qui peuvent aussi bien passer par l’ethnologie des WC que celle des cryptonautes des catacombes). Il fait sienne la phrase de Chesterton « Le véritable aventurier n’est pas celui qui fait le tour du monde mais celui qui ose franchir la haie du voisin. » (p. 52). L’impératif de la distance spatiale et culturelle entre observateur et observé n’est pas indispensable. « Peut-on être indigène parmi les indigènes, être ethnologue chez soi ? » (p. 53) Il réfute les réserves de Claude Lévi-Strauss qui estimait qu’il n’était pas possible d’étudier en ethnologue la société moderne car « On ne trouvera jamais un système cohérent de relations dans la société moderne. »
Tout l’enjeu de l’ethnologie du quotidien est d’éclairer sa propre société appliquant à celle-ci les méthodes habituellement mises en œuvre sur des sociétés différentes, d’être capable de s’émerveiller de ce qui nous entoure. « C’est là, après tout, la seule façon d’être un jour ethnologue chez soi, Chinois en Bourgogne ou Tibétain à Paris – oriental « désorienté » comme René Han à Perrigny ; paysan « dépaysé » comme Aragon aux Buttes Chaumont ou passage de l’Opéra (…) » (p. 87)
Catherine Didier-Fèvre ©Les Clionautes