La revue « Chroniques d’Histoire Maçonnique »
La revue « Chroniques d’Histoire Maçonnique » – ou CHM pour les initiés – (publiée depuis 1982) est désormais présentée par le service de presse de l’association Les Clionautes, dans le cadre de la rubrique La Cliothèque. Cette revue réunit des travaux de chercheurs français (pour la plupart) sur les évolutions historiques de la Franc-Maçonnerie française, liée à la plus importante obédience française : c’est-à-dire le Grand Orient De France ou GODF. L’abonnement annuel à la revue Chroniques d’histoire maçonnique comprend 2 publications par an (Hiver-Printemps et Été-Automne) expédiées en décembre et juin. Cette revue est réalisée avec le concours de l’IDERM (Institut d’Études et de Recherches Maçonniques) et du Service Bibliothèque-archives-musée de l’Obédience du Grand Orient De France (GODF). L’éditeur délégué est Conform Edition.
Ce numéro des « Chroniques d’Histoire Maçonnique » n° 92 (Automne-Hiver 2023) : Être franc-maçon et musulman au tournant des XIXe et XXe siècles, est composé de l’habituel avant-propos du Comité de rédaction et d’un dossier comportant 1 seul article. Cette parution ne comporte donc pas les rubriques habituelles : Sources et Documents. Cependant, avec ce numéro 92 (dernier numéro de l’année 2023), les CHM renouent ici avec la publication de la rubrique Chantier en cours. Le premier article est rédigé par Jean-Luc Le Bras : Allal Ould Abdi, français musulman d’Algérie, membre d’une loge d’Oran et premier musulman élu au Conseil de l’Ordre au Grand Orient de France. Après cet article, le deuxième et dernier des CHM est consacré à l’histoire de la loge VERITE-Ni dieu ni Maître : Une loge de l’après-guerre au début des années soixante par Daniel Keller.
DOSSIER
Allal Ould Abdi, français musulman d’Algérie, membre d’une loge d’Oran et premier musulman élu au Conseil de l’Ordre au Grand Orient de France (Jean-Luc Le Bras)
Dans le renouvellement actuel de la recherche sur l’histoire de la franc-maçonnerie, il est possible de voir la place croissante occupée par les études sur les loges fondées par le Grand Orient de France au-delà des frontières de l’hexagone. Dans ce contexte historiographique renouvelé, on remarque aussi l’intérêt que porte ces études à la question, il est vrai central du point de vue d’une sociabilité faisant de l’universalisme l’une de ses valeurs cardinales, des relations entre la franc-maçonnerie et les élites colonisées qui étaient souvent porteuses d’appartenances religieuses différentes du christianisme, cadre originel dans lequel avait émergé la sociabilité maçonnique. Ce constat était une opportunité pour consacrer l’essentiel de ce numéro à l’étude de la carrière maçonnique d’Allal Ould Abdi (1856-1908) qui, initié au sein de l’Union Africaine à l’Orient d’Oran (Afrique), fut le premier franc-maçon musulman élu au Conseil de l’Ordre du Grand Orient de France. À la suite de cette étude que l’on doit à Jean-Luc Le Bras, on retiendra la difficulté des loges du Grand Orient à concrétiser l’idéal proclamé par les fondateurs de l‘Union Africaine en 1834 de « propager la civilisation et les idées françaises en Afrique à éclairer et à instruire même les Arabes, et former avec eux une sorte d’union et de famille pour en faire un nouveau peuple français ».
I- Allal Ould Abdi, français musulman et franc-maçon au XIXe siècle
A- Le contexte : ancienneté de l’appartenance de musulmans d’Algérie à la franc-maçonnerie
Les historiens (Xavier Yacono) ont dénombré environ qu’une quarantaine d’algériens initiés, entre 1815 et 1875. Les militaires sont évalués à 16 sur 37 maçons identifiés, soit 43 % des effectifs. Parmi les francs-maçons algériens, il y a quelques figures emblématiques comme le célèbre Abd-el-Kader (1808-1883). À partir de 1831, l’Algérie s’est couverte de nombreuses loges pendant la présence française, majoritairement rattachées au GODF, ainsi qu’essentiellement constitués de français, mais aussi de d’espagnols et d’italiens, et progressivement de juifs et de quelques musulmans.
B- Les étapes de l’initiation d’Allal Ould Abdi par la loge L’Union Africaine (1884)
La loge L’Union Africaine est fondée par 11 Frères (dont 7 militaires), à Oran, le 2 juin 1835, avec pour vocation d’initier des musulmans. Le 24 juin 1836, la loge fut installée d’abord au temple maçonnique du 30 de la rue d’Austerlitz (1835-1887) puis au 5 (1888-1896) et, enfin, au 26 boulevard de Sébastopol (à partir de janvier 1896). Initié le 27 décembre 1884 (à l’âge de 28 ans), Allal Ould Abdi devient compagnon en mai 1885. Ce dernier effectue un chemin maçonnique rapide car, en 1890, il est déjà détenteur du 18e grade du REAA (Chevalier Rose-Croix) et membre du Chapitre de L’Union Africaine d’Oran ainsi que de celui du 30e grade (Chevalier Kadosh), en 1892. En 1894, il est radié de sa loge bleue et du Chapitre L’Union Africaine d’Oran, pour défaut de paiement de sa capitation (adhésion) alors que ce dernier était agent consulaire, à Tétouan, au Maroc. Jean-Luc Le Bras émet l’hypothèse qu’il a été sanctionné pour avoir donné des leçons de maçonnerie aux Frères français d’Algérie, lors de son inspection au Chapitre de sa loge, en 1892…
C- La loge L’Union Africaine et l’initiation de musulmans entre 1876 et 1886
Si nous prenons pour seul exemple la loge L’Union Africaine d’Oran, entre 1876 et 1886 (soit sur 10 ans), nous comptons 153 francs-maçons initiés et sur la séquence 1884-1886, on relève seulement 5 musulmans dont Allal Ould Abdi (2 en 1884, 1 en 1885 et 2 en 1886).
D- Allal Ould Abdi au conseil de l’Ordre (1890-1892)
En 1890, à 34 ans, Allal Ould Abdi est élu au Conseil de l’Ordre du GODF par 192 voix sur 251 votants (soit les ¾ des suffrages) puis réélu en 1891 et 1892. Il est membre de la Commission administrative du Conseil de l’Ordre mais, en raison de son éloignement en Algérie française, il est peu présent et essentiellement aux moments des Convents (soit en septembre pour les grands convents ou en avril pour les petits convents).
E- L’opinion d’Allal Ould Abdi quant aux difficultés d’initiation faites aux musulmans
C’est lors du séance plénière du Conseil de l’Ordre (dernière du petit convent) d’avril 1892 qu’a été exposée par le frère Allal Ould Abdi l’affaire de l’ajournement (de justesse) du profane musulman Youssouf Ben Salah pour la raison que ce dernier ne maîtrisait pas le français. En vérité, la loge ne désirait pas initier de musulmans. Pour résoudre le problème de fond, Allal Ould Abdi propose la solution que les obédiences françaises (GODF et GLDF) créent des loges arabophones en Algérie souchées sur des loges françaises existantes.
II- De l’interprète en Algérie à l’agent consulaire au Maroc
A- Deux portraits d’Allal Ould Abdi
Ces deux portraits sont dans la presse métropolitaine : Le Matin (14/11/1892) et La Nouvelle Revue (01/05/1897) où nous découvrons un Allal Ould Abdi, âgé de 36 ans (1892) et de 41 ans (1897), au physique de Sancho Pança cultivé et maîtrisant les deux cultures arabe et française.
B- En Algérie (1856/1880-1893) : le secrétaire interprète dans la province d’Oran
Allal Ould Abdi est né à Mostaganem (Algérie), en mai 1856, et décède à Oujda (Maroc), en mars 1908, à l’âge de 52 ans. Marié, monogame, il aura 5 enfants, tous morts en bas âge dont 3 filles (1880, 1882, 1884) et 2 garçons (1889 et 1891). Il a également un frère et deux sœurs. La famille possédait des terres à Tlemcen. Allal Ould Abdi a été scolarisé au collège arabe d’Alger acquérant une parfaite connaissance du français et une vaste culture musulmane et européenne, en particulier scientifique.
C- Au Maroc (1893/1894-1908) : l’agent consulaire à Tétouan, Mogador et Fès
Interprète au Consulat de France à Tétouan (1893-1899) et négociateur dans de nombreuses affaires délicates, Allal Ould Abdi va à Mogador (1900-1906) comme chancelier (bras droit) du consul de France. À nouveau, ses qualités de diplomate et de conciliateur se révèlent très efficace ainsi qu’à Fès (1906-1908).
III- Allal Ould Abdi, français musulman et l’affaire de « L’empereur du Sahara »
A- L’empereur du Sahara Jacques Ier: Jacques Lebaudy (1868-1919)
En 1892, Jacques Lebaudy hérite (à 24 ans) d’une fortune considérable après le décès de son père. Avec son yacht, de mars à juin 1903, il débarque au Sahara pour y créer un empire virtuel et une capitale nommée « Troja ». Enchaînant les lieux d’exil, il s’installe aux USA en 1906 pour y mourir en janvier 1919.
B- L’affaire des marins abandonnés de la Frasquita au Cap Juby (Maroc)
Cette affaire est liée à celle de Jacques Lebaudy qui avait abandonné 5 marins français capturés par les Maures à Cap Juby. Allal Ould Abdi est dépêché pour mener les pourparlers. Le 31 août 1903, les marins sont libérés par ruse par le capitaine Jaurès (frère de Jean Jaurès), commandant du navire Le Galilée.
C- Le développement de l’antimaçonnisme à Oran au début du XXe siècle et la disparition de membres musulmans dans la loge L’Union Africaine
L’antisémitisme en Algérie date de l’élection d’Édouard Drumont comme député d’Alger (1898-1902) et a rebondi avec l’Affaire des fiches de 1904 qui a perduré jusqu’en 1910. Quant à la radiation d’Allal Ould Abdi, elle a eu pour conséquence la disparition des musulmans dans les loges d’Oran.
CHANTIER EN COURS
* Vérité : Une loge de l’après-guerre au début des années soixante (Daniel Keller) : p. 79-93
Le deuxième et dernier article ressemble étrangement, dans sa forme, à une « planche » maçonnique ! Elle a pour sujet l’histoire de la loge d’inspiration anarcho-syndicaliste Vérité–Ni dieu ni Maître, dans notre rubrique « Chantiers en cours » que l’on doit à Daniel Keller. Ce dernier fut ancien Grand Maître du Grand Orient de France, de 2013 à 2016, remplissant un mandat (d’un an) durant trois années consécutives. Ce dernier a été initié en 1996 dans cette loge et, en 2008, il en a retracé l’histoire de 1933 à 1939, à l’occasion de la commémoration des 75 ans de l’atelier. Cette fois-ci, à l’occasion des 90 ans de Vérité-Ni dieu ni Maître, Daniel Keller raconte la vie de cette loge de 1945 à 1968 en 6 points : Des débuts difficiles ; Une Loge visible ; Une Loge engagée ; Une Loge dans son temps ; Une culture initiatique perfectible et, enfin, Une Loge fortement fraternelle. À chaque fois, pour écrire cette histoire, Daniel Keller a utilisé comme source première les « tracés », c’est-à-dire les comptes-rendus des réunions maçonniques.
Au préalable et en introduction, de 1945 à 1968, 9 Vénérables Maîtres se sont succédés à la tête de l’atelier : Marcel Stiefel (6 mandats de 1945-1951) cofondateur de la loge, Robert Carton (5 mandats de 1951 à 1956) faisant à nouveau de la loge une société de pensée ET une société initiatique, Pierre Rey (2 mandats de 1956 à 1958) tirant la loge vers le haut, Charles Akoun (2 mandats de 1958 à 1960) ancien résistant et premier frère de la loge accédant au vénéralat trois ans seulement après son initiation, Adolphe Gisselaire (1 mandat de 1960 à 1961) syndicaliste du Nord donnant une culture militante à l’atelier, Guy Coulon (1 mandat de 1961 à 1962), Yves Dellac (2 mandats de 1962 à 1964), Jean-Claude Cain (2 mandats de 1964 à 1966) et, enfin, Georges Flécheau (2 mandats de 1966 à 1968). Ces quatre derniers vénérables furent tous initiés dans la loge Vérité.
Des débuts difficiles à cause de la sortie de l’Occupation et de la libération de Paris et la première tenue solennelle de Vérité eut lieu dans un temple de la rue Cadet (siège de l’obédience du GODF), le 3 mars 1945, soit un mois après l’autorisation par le GODF de la reprise des activités maçonniques dans les locaux des loges. Durant ces premières années d’après-guerre, c’est en moyenne 10 et 15 Frères qui sont présents en tenue, ce qui en fait une loge de taille moyenne. La première initiation d’après-guerre a lieu le 12 mars 1946. Sous le vénéralat de Pierre Cardon, la moyenne des Frères présents passa à une vingtaine grâce à une plus grande rigueur dans les travaux tandis que, le 28 mars 1946, s’est tenue une Tenue Blanche Ouverte (TBO) pour célébrer le retour des Frères dans le temple de la rue Froidevaux, lieu d’avant-guerre.
Une Loge visible dans la mesure où le collège des officiers fut toujours installé en présence de représentants du Conseil de l’Ordre du GODF, voire d’un Grand-Maître adjoint. Sa visibilité se mesure également à ses liens étroits avec d’autres loges parisiennes du GODF (Les Zélés Philanthropes et La Clémente Amitié) mais aussi par la personnalité de certains Frères issus des milieux scientifiques (André Renard attaché de recherche au laboratoire de Frédéric Joliot-Curie au Collège de France, Jules Lallemand docteur en médecine ainsi que Pierre Rey rapporteur de l’accouchement sans douleur)
Une Loge engagée pour sa mobilisation pour la laïcité sous deux angles différents : le combat anticlérical et l’école. Vérité est pour l’affirmation de la liberté de conscience était la base de tout combat pour la laïcité. Le danger clérical est régulièrement brandi et notamment l’emprise de l’église dans le domaine social et du cléricalisme international (Robert Schuman ministre des affaires étrangères démocrate-chrétien sous la IVe République). L’école demeura le terrain de jeu des plus vives controverses (adoption de la loi Debré sur l’enseignement privé). Vérité est une loge résolument de gauche voire pivertiste (branche dissidente de la SFIO fondée par Marceau Pivert). De plus, nombre de Frères avaient des engagements politiques (SFIO, PSU) et syndicaux (CGT, FO).
Une Loge dans son temps où un quart d’heure en début de tenue fut consacrée à l’actualité internationale et française de la quinzaine (les réunions avaient lieu deux fois par mois, les deuxième et quatrième lundis). Ainsi, la loge échangea sur le coup de Prague de 1947, le plan Marshall, sur le marché commun, le poujadisme, l’arrivée de de Gaule au pouvoir le 13 mai 1958, l’Algérie française, etc…
La culture initiatique chez Vérité est perfectible dans la mesure où la loge, travaillant au rite français dit Groussier, réduit la dimension initiatique à l’essentiel avec des passages de grade de compagnon et de maître se faisant dans le cadre de tenues collectives. Enfin, sous le vénéralat de Robert Cardon fut institué le quart d’heure d’instruction maçonnique dont le vénérable se charge lui-même d’élargir la connaissance des Frères.
Une Loge fortement fraternelle dans la mesure où elle remplit tous ces devoirs de fraternité mais à l’égal de toutes les loges du GODF (deuils, vénéralat d’honneur, prise en charge de cotisation, anniversaire).
© Les Clionautes (Jean-François Bérel pour la Cliothèque)