Être marchand au Moyen Âge. Une double biographie XIVe – XVe siècle est un ouvrage écrit par Laure-Hélène Gouffran, docteure en histoire médiévaleElle est chercheuse associée au laboratoire TELEMMe à l’université d’Aix-Marseille, dont les recherches portent sur l’histoire des sociétés littorales, de la piraterie et de la course en Méditerranée médiévale. Le présent travail, publié en octobre 2023, est édité aux éditions du CNRS..

L’originalité du travail présenté dans cet ouvrage tient à la manière dont il a été construit. En effet, l’autrice souhaitait de prime abord, raconter la vie d’un marchand provençal au tournant des XIVe et XVe siècles en retraçant la vie de Bertrand Rocafort. Toutefois, s’est opéré un dédoublement imprévu qui a amené l’autrice à plonger au travers des sources dans la vie non pas d’un seul, mais de deux individus dont « les trajectoires dans la Provence du début du XVe siècle permettent une appréhension concrète de la vie des marchands ».

 

Une découverte imprévue

Tout débute par la découverte d’un fonds marchand privé, le « Fonds Roquefort » conservé aux archives municipales de Marseille. Bien que les 28 pièces qui composent cet ensemble documentaire soient hétérogènes, ce corpus était assez riche pour permettre à l’autrice de réaliser « une étude fine des pratiques scripturales et commerciales » d’un marchand provençal du début du XVe siècle. Les documents devaient permettre de reconstruire la figure de Bertrand Rocafort, en rendant compte de son expérience. Cependant, de nombreuses incohérences sont apparues à la lecture des sources concernant ce marchand, ce qui incita l’historienne à chercher de nouveaux documents notamment dans les registres des notaires conservés aux archives départementals des Bouches-du-Rhône et du Var. Toutefois, plus le dépouillement des archives avançait et plus les questions émergeaient. Pourquoi le nom de Rocafort était-il parfois précédé d’une particule ? Pourquoi ce marchand était-il parfois présenté comme fils de fustier dans certaines sources et qualifié de coseigneur dans d’autres documents ? Pourquoi certains documents attestaient de son décès en 1427 et d’autres en 1428 ? Ce n’est qu’avec la découverte d’un deuxième testament d’un autre Bertrand Rocafort que les doutes ont été levés : deux homonymes ont été contemporains et citoyens de Marseille.

 

Deux homonymes à Marseille : les Bertrand Rocafort

Le premier Bertrand Rocafort est originaire d’Hyères. Il a exercé une activité de notaire avant d’ouvrir une boutique au sein de cette même ville. Il a également occupé plusieurs fonctions publiques comme celle de syndic, d’officier de fermes et de rédacteur des comptes de la gabelle, ce qui lui a permis de monter les échelons dans sa ville avant de s’installer à Marseille dont il obtient la citoyenneté. Sans enfant, il a décidé de léguer tous ses biens à l’hôpital du Saint-Esprit de la ville.

Le deuxième Bertrand Rocafort, généralement appelé Bertrand de Rocafort dans les sources, possédait, avec deux associés, la plus grande boutique de draperie de la ville basse de Marseille. Il était également coseigneur de Mimet et appartenait à une famille bien insérée à Marseille depuis l’époque communale. Ce Bertrand de Rocafort appartenait à l’élite économique et politique de la ville lui permettant ainsi, dès la fin du XIVe siècle, de multiplier les opérations immobilières et d’occuper des fonctions municipales, notamment celle de recteur de l’hôpital du Saint-Esprit et celle de syndic. Bertrand de Rocafort de Mimet est également décédé à Marseille. 

Ainsi, Laure-Hélène Gouffran propose, à travers la description de ces destinées croisées, une analyse des élites urbaines qui ont réussi à atteindre un certain positionnement social et politique grâce au commerce. En effet, si être marchand peut signifier un certain goût pour la richesse, ce métier cache aussi une reconnaissance sociale et surtout une volonté d’accéder à une place dans la société et à une forme de notabilité. Enfin, ces parcours permettent de découvrir la particularité de Marseille et de son histoire, et le rôle central qu’a représenté le négoce au sein de cette cité.

 

Regards croisés de deux marchands

La première partie de l’ouvrage présente les itinéraires respectifs des deux Bertrand Rocafort : le premier, qui a réussi à construire sa propre fortune et qui a mené une carrière certes modeste mais prospère dans sa ville natale et le second, un notable de bonne famille issu de la petite aristocratie provençale. L’autrice, tout en mettant en évidence le contexte de vie commun parvient à montrer les singularités des deux marchands. Ainsi, cette partie tout en étudiant « les parcours, les expériences et les stratégies des marchands » en partant de l’exemple des Rocafort, vise à montrer « en quoi les Rocafort font partie des élites de leur ville respective et, à partir de leurs deux trajectoires, de décortiquer les mécanismes de leur domination ».

 

Les Rocafort, membres de l’élite locale

Dans la seconde partie de l’ouvrage intitulée « Le bon marchand. Appartenances, influences et représentations », nos deux marchands sont avant tout considérés comme des acteurs de la société provençale et plus spécifiquement marseillaise du tournant des XIVe – XVe siècle. Au travers de l’exemple des Rocafort, l’autrice observe la société dans laquelle ils évoluent. Ainsi, sont abordées tour à tour les thématiques questionnant les solidarités familiales, les sociabilités professionnelles, les relations amicales, les parentés artificielles. L’autrice aborde également la question de la construction de l’image publique. En effet, les deux personnages entretiennent des relations étroites avec les ordres mendiants dans un objectif de moralisation des opérations économiques, tout en manifestant ostensiblement leur utilité à la collectivité. Cette deuxième partie permet également à l’historienne de situer son travail au sein « des débats historiographiques actuels qui interrogent les formes d’actions publiques des individus, les manifestations de domination sociale, ainsi que la dialectique associant la morale à l’économie dans les sociétés urbaines de la fin du Moyen Âge ».

 

Pour conclure, Être marchand au Moyen Âge. Une double biographie XIVe – XVe siècle, de Laure-Hélène Gouffran est un ouvrage qui aiguise la curiosité tant par l’évolution fortuite de l’objet d’étude que par l’analyse comparée, imprévue à l’origine, des deux marchands. L’ensemble nous permet de prendre toute la mesure du travail du chercheur et de son immersion dans les archives, dont le sujet évolue au gré de ses découvertes. Le résultat de cette enquête et de l’analyse croisée des deux Bertrand Rocafort est une histoire passionnante et agréable à lire, riche de détails et d’exemples, qui permet d’affiner notre connaissance concernant les élites marchandes de la fin du Moyen Âge.