S’il n’y avait pas le discret sous-titre, on se croirait dans un roman
populaire orientaliste, tels qu’ils sont actuellement vomis par le
politiquement correct, quoique Pierre Loti, puisqu’il s’agit de lui,
connaisse un regain d’intérêt.
Ce livre est un récit-témoignage très romanesque recoupé historiquement.
Pierre Loti au sommet de sa gloire est contacté clandestinement par de deux jeunes turques pour un livre sur le sort des femmes en Turquie ottomane. C’est l’occasion portrait d’une Istanbul cosmopolite qui commence à être ébranlée par les Jeunes Turcs, et où les chrétiens grecs, arméniens, français, anglais et allemands jouent un rôle important, mais cosmopolitisme qui le touche qu’une minorité des musulmans, masculine bien entendu.
La première partie se passe principalement à Istanbul et a comme fil
conducteur la genèse du roman à succès de Pierre Loti « Les désenchantées ». Cette description de l’enfermement des femmes musulmanes d’Istanbul à cette époque est le produit d’une collaboration entre l’écrivain, deux jeunes filles turques et une mystérieuse troisième personne, apparemment turque mais en réalité française spécialiste du féminisme suédois. Cette collaboration est bien sûr quasi exclusivement épistolaire, puisque les rencontres sont théoriquement impossibles (Pierre Loti cumule les défauts
d’être homme et non musulman), et que les très rares qui ont effectivement eu lieu n’ont pu être montées qu’au prix de complots d’une complication orientale, mettant en danger la réputation et donc la vie des interlocutrices.
La collaboration est extrêmement poussée puis que l’intrigue est discutée dans tous ses détails entre les intervenants, et que toutes les données sur la vie concrète du harem sont fournies par les mystérieuses jeunes Turques. Précisons que ces dernières sont parfaitement francophones, comme l’élite mondiale de l’époque, et que Pierre Loti parle le turc.
La deuxième partie porte sur leur évasion. Elle est tout aussi rocambolesque et pleine de rebondissements, sur un décor européen de veille de la première guerre mondiale (Serbie, Empire austro-hongrois etc.). Les archives diplomatiques et la presse de l’époque permettent de documenter l’énorme scandale social et diplomatique que fut cette évasion de deux filles d’un ministre turc, de culture européenne et ne supportant pas la perspective de rester cloîtrées à vie dans un harem.
Dans la troisième partie, l’Europe les séduit d’abord, puis les déçoit.
Cette partie, ainsi que la quatrième, combine une accélération de l’histoire (dont l’invasion choquante pour des Turques de la Tripolitaine par les Italiens, puis l’arrivée d’Atatürk) et la participation aux actions
féministes de nos héroïnes, ce qui multiplie les occasions de réflexions
réciproques entre l’Orient et l’Occident. Elles se terminent par un travail d’historien minutieux qui détricote les péripéties restées mystérieuses de cette affaire et suit le dernier des protagonistes jusqu’en 1965.
Outre son intérêt direct, ce livre a été pour moi l’occasion de respirer un peu entre deux conformismes, l’un maintenant vieillot d’une sorte de colonialisme intellectuel orientaliste et celui de sens inverse et truffé d’anachronismes dans lequel sont hélas formées les actuelles générations populaires et universitaires du Nord comme du Sud.