Professeur au collège de France et historien du Moyen Âge, Patrick Boucheron revient sur son parcours d’historien dans cet ouvrage, précédemment publié aux Publications de la Sorbonne en 2011. Cet ouvrage est extrait de son Habilitation à diriger des recherches (HDR) soutenue en 2009. Il s’agit en réalité de la première partie de son HDR dans laquelle le candidat doit revenir sur son parcours de chercheur et se livrer à un exercice d’ego-histoire.
La trace et l’aura – Un court circuit de Walter Benjamin
Comme première étape de ce parcours, Patrick Boucheron revient sur un extrait de Paris, capitale du XIXe s. Le livre des passages de Walter Benjamin : « Trace et aura. La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose; avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous ». Ce passage est décrit par Patrick Boucheron comme intriguant et obsédant, il en livre une analyse dans ce premier chapitre complexe. Si la trace est un concept fréquemment utilisé en histoire, l’aura désigne, dans l’œuvre de Walter Benjamin, une expérience sensible telle que celle vécue à Milan, devant La Cène de Léonard de Vinci. L’aura constitue une expérience unique, une unité de temps et d’espace.
Patrick Boucheron estime que tous les thèmes qui l’occupent en tant qu’historien, sont présents chez Walter Benjamin : les formes urbaines et l’architecture, la capacité des pouvoirs à s’imposer et à convaincre, une histoire matérielle de la culture, la force de persuasion des images, une souveraineté créatrice au service de la légitimation du pouvoir, les notions d’autorité et d’autorité, la culture du remploi et de la citation, la place de l’anachronisme dans l’historiographie, les liens entre sacré et souveraineté…
« Bas les masques » (confessions facultatives)
Patrick Boucheron revient ensuite sur la pratique de «l’égo-histoire », néologisme de Pierre Nora, qui a publié Essais d’ego-histoire en 1987. Il évoque son parcours scolaire qu’il considère comme peu glorieux, mais s’inscrit cependant en hypokhâgne à Henri IV où il réussit brillamment.
Voir les choses en grand – Portrait de l’enseignant en enseigné
Patrick Boucheron répond ensuite à la question «Pourquoi l’histoire et pourquoi le Moyen âge ?». Milan lui avait été suggéré par Pierre Toubert alors qu’il cherchait un « terrain, non une passion amoureuse ». Il accepte de travailler sur cette ville qu’il ne connaît pas encore. Il évoque son appartenance à une génération qui lit Surveiller et punir et rêve d’écrire comme Michel Foucault. Il explique qu’il est plus « confortable » d’être médiéviste dans cette perspective puisque Michel Foucault n’a pas travaillé sur cette période. Dans son article « La poussière et le nuage »1, le philosophe distingue les historiens qui étudient une période de ceux qui veulent traiter un problème. Patrick Boucheron se lance alors à la recherche d’un problème.
Il rend ensuite hommage à ses maîtres en histoire : Jean-Louis Biget et Yvon Thébert. Il garde un souvenir ému des voyages d’études organisés à l’ENS, pratique qu’il reprendra à Paris I. Ses professeurs lui inspirent deux idées simples : « enseigner l’histoire est terriblement amusant »; « avec l’histoire peut se transmettre et s’éprouver une pensée critique qui a souvent un effet d’émancipation ».
Il évoque sa maîtrise en histoire contemporaine sur le duel dans la société militaire du Consulat et de l’Empire. Il envisage d’étendre son sujet à la société militaire du XIXe siècle, mais il consulte William Serman qui estime qu’il n’y a rien d’intéressant à en dire. Il se tourne vers l’histoire du Moyen-Âge, symbole pour lui de liberté et d’audace. La voix de Georges Duby constitue une autre inspiration déterminante pour Patrick Boucheron, qui assiste à ses cours au Collège de France. Il se souvient notamment d’une conférence sur le pouvoir à l’époque médiévale.
Ville, pouvoir, mémoire – comment je me suis disputé avec ma thèse ?
Patrick Boucheron s’appuie sur une description de la BNF pour montrer les liens entre architecture et pouvoir. Citant Umberto Eco, « une bonne bibliothèque doit être avant tout un immense cauchemar »2 et évoquant les dysfonctionnements du bâtiment, il montre que c’est un lieu de pouvoir, ce qui différence l’architecture qui constitue un art politique et l’urbanisme qui s’ajuste à la ville.
Il fait le lien avec sa thèse de doctorat : Le pouvoir de bâtir. Politique édilitaire et pouvoir princier à Milan aux XIVe et XVe siècles (1998) et évoque surtout les difficultés à s’en défaire par le biais de la publication de la thèse, des articles et des interventions en colloque. Il estime cette activité frénétique comme nuisible à l’inventivité intellectuelle. Lors de sa thèse, son ambition est d’écrire une histoire générale, d’étudier la politique architecturale et urbanistique des ducs de Milan « de la cave au grenier », du choix du prince à l’organisation matérielle du chantier en passant par l’étude des rouages administratifs et politiques des magistratures chargées des grands travaux. L’entreprise est colossale et il doit faire des choix face à la masse d’archives à consulter. Il regrette ne pas avoir restitué une vision plus vivante et moins froide de la ville, dans laquelle il a multiplié les courts séjours sans s’y installer.
Il prolonge son travail par un essai de synthèse sur les villes italiennes du XIIe au XIVe s., avant tout destiné aux candidats de l’agrégation. Il dénonce les pratiques éditoriales proposant aux candidats « un vademecum de fiches, de définitions et d’exercices corrigés » pour écrire un essai dense, aux entrées problématiques et historiographiques. L’histoire urbaine nécessite souvent un recours au comparatisme. Patrick Boucheron co-signe avec Denis Menjot un tome de l’Histoire de l’Europe urbaine qu’il considère comme un succès mitigé et évoque les difficultés de mettre en relation les chercheurs sur la ville et à développer l’histoire urbaine en France.
Il compare cette situation avec celle de l’histoire urbaine en Italie, qui s’est développée en lien avec l’histoire de l’art. Il considère sa thèse comme une tentative de relecture de l’espace milanais par le biais d’une configuration monumentale, qui se définit par trois variables : le temps, l’usage social et la relation symbolique. Bâtir n’est pas simplement aménager l’espace, mais aussi « recomposer les fragments disloqués de la mémoire », il s’agit d’un « discours sur l’histoire », qui peut être reconstitué à partir des pratiques des usagers d’un lieu. L’usage social permet de définir la relation symbolique à plusieurs échelles : celle de la ville, celle du territoire politique, celle de l’espace élargi des influences artistiques et des émulations politiques. Ainsi, le Dôme doit être replacé dans l’Europe monarchique du gothique tardif. La Milan des Sforza s’organise ainsi autour de trois pôles : la cathédrale, le château, l’hôpital majeur. Cette structuration symbolique demeure jusqu’à nos jours, soulignée par les aménagements, les itinéraires ainsi que par l’appropriation des espaces. Patrick Boucheron souligne ensuite les limites de cette approche et les problèmes posés par le fait d’envisager l’architecture comme un langage politique. L’architecture doit aussi être envisagée dans ses dimensions sonore, olfactive, piétonnière… et pas seulement sous l’angle visuel. L’image est aussi un « montage de temps successifs et désaccordés, que seul le présent de la représentation parvient à synchroniser ».
Se défaire de sa thèse passe par la publication d’un article sur la fresque du Bon gouvernement d’Ambrosio Lorenzetti à Sienne, analysant l’échange entre l’artiste et ses commanditaires ainsi qu’entre l’œuvre et ses spectateurs : « Nous sommes devant elle comme devant l’anachronisme des images, car elle est aussi un montage de temporalité affrontées et de mémoires antagonistes, mettant en scène la tension entre le temps de la commune, qu’il s’agit de retenir, et celui de la seigneurie, que l’on doit contenir ». Pour la première fois, Patrick Boucheron ne répond pas à une commande.
L’histoire est un récit vrai – Une réconciliation
Cette réconciliation se fait autour de deux livres : L’histoire du monde au XVe siècle d’une part, Léonard et Machiavel d’autre part. Le second, publié dans une maison d’édition de littérature, Verdier, est une tentative de concilier littérature et histoire en racontant une rencontre entre Léonard de Vinci et Machiavel dont on ne sait pas si elle a eu lieu.
Il n’hésite pas à défendre la vulgarisation de l’histoire qui est plutôt « valorisation de la recherche », en revenant sur son choix de faire partie, depuis 1999, du comité de rédaction de la revue L’Histoire et dénonce le rejet de la revue par un certain nombre d’universitaires.
Il s’interroge sur l’écriture de l’histoire et sur ses liens avec la littérature, s’appuyant sur les archives personnelles de Georges Duby et observant la « désécriture » de celui-ci. En effet, Duby passe d’un style lyrique à un style plus neutre au fil des réécritures.
Il revient sur l’affaire Gouguenheim et considère l’écriture d’une histoire mondiale, à travers la publication de L’histoire du monde au XVe siècle, comme une réponse au repli sur une « identité nationale ».
Patrick Boucheron livre ainsi une analyse passionnante de son parcours d’historien, expliquant sa vision de l’histoire et de l’écriture de l’histoire.
1Michel FOUCAULT, « La poussière et le nuage », dans Michelle PERROT (dir.), L’impossible prison. Recherches sur le système pénitentiaire au XIXe s., Paris, Seuil, L’univers historique, 1980, p. 29-39
2 Umberto ECO, De bibliotheca, Caen, L’échoppe, 1986.
Jennifer Ghislain pour les Clionautes