Se raconter : un exercice périlleux
Cela part d’un exercice universitaire qui existe aujourd’hui (une partie de l’habilitation à diriger des recherches) et ce livre l’utilise pour le détourner en donnant carte blanche à chacun des historiens. Presque tous les intervenants soulignent la difficulté de cet exercice et ils en pointent les dérives possibles, et notamment le risque de reconstruction de la réalité. L’ouvrage est précédé d’une introduction et il se conclut par une mise en perspective réalisée par Pierre Lassave, sociologue. Cet article final propose de résumer d’ailleurs la diversité des treize parcours sous forme de cinq idées comme autant de grilles de lecture. Cela permet de souligner quelques points de convergence.
Mic-mac à la Fac
Il est certain qu’au fur et à mesure de la lecture des itinéraires, l’université française n’en ressort pas vraiment grandie. Le témoignage le plus hallucinant à ce propos est sans doute celui de Fabrice Bouthillon. Cet élève-modèle au parcours impeccable (prix au concours général d’histoire, puis major de l’agrégation d’histoire) décrit l’attitude de certains universitaires. S’ils n’obtiennent pas ce qu’ils veulent de leur poulain, certains mandarins sont prêts à tout pour ruiner la carrière des indociles. Les mots sont durs : « je ne le nomme pas, parce qu’il est innommable ». Autre point souvent souligné, c’est un certain risque de sclérose intellectuelle, ou du moins d’emprunter des chemins clairement tracés au lieu d’aller à la découverte : « je découvrais, sans pouvoir en croire mes yeux, la lâcheté abyssale dont est capable le monde universitaire, comme sa détestation de toute interrogation intellectuelle, qui ne soit pas strictement rituelle. »
La part de hasard
On s’aperçoit que les trajectoires exposées ne sont souvent pas rectilignes. La contribution d’Annette Becker l’illustre bien. « Il ne faut jamais négliger les hasards dans les vocations intellectuelles, et cela permet d’éviter les illusions biographiques rétrospectives ». On appréciera le texte de Dominique Iogna-Prat, qui raconte comment et combien son histoire personnelle aident à comprendre son travail d’historien. Nicolas Hatzfeld, dans un tout autre contexte, creuse le même sillon et dit notamment qu’à soixante-et-un ans, il a choisi de retourner travailler sur une chaine de montage à Peugeot Sochaux, histoire de mieux aborder son sujet d’étude, à savoir les travailleurs. Parmi les autres figures, relevons celle de Jean Lebrun qui explique sa bifurcation de trajectoire vers le monde de la radio.
De l’importance des lectures et des bons maitres
Au fil des parcours, on s’aperçoit aussi combien parfois une lecture, ou un maître, a pu avoir de l’importance. Pour les livres, Fabrice Bouthillon souligne l’influence de celui d’Hannah Arendt (Le Système totalitaire). Sylvio-Hermann de Franceschi évoque lui l’influence du livre de Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Patrick Henriet considère L’Automne du Moyen Âge, de John Huizinga, comme peut-être « le plus grand livre d’histoire médiévale écrit au XXe siècle ». En compilant tout cela, on a une bonne liste de livres à lire ou à relire !
Parmi les autres auteurs qui marquèrent les historiens, il est frappant de voir l’importance de non-historiens comme Lacan. Quant aux figures marquantes, elles peuvent parfois intervenir très tôt. Sylvio-Hermann de Franceschi souligne le rôle d’un professeur qu’il a eu en Quatrième. Il dit aussi qu’un « historien est rarement l’élève d’un seul maître » et il rend hommage à Bruno Neveu. Peter Brown, l’historien de l’Antiquité, rend, lui, un vibrant hommage à Arnaldo Momigliano.
Les risques du métier
Patrick Henriet propose dans sa contribution de recenser et de présenter la réalité des universitaires aujourd’hui. Il pointe ainsi trois types de pression : administrative, l’activité de recherche et le travail avec les collectivités locales. Autrement dit, le chercheur actuel doit penser en terme financier avec la constitution de volumineux dossiers de subventions, mais il doit aussi de plus en plus communiquer sur ses recherches. Il prend l’exemple de l’histoire médiévale en soulignant les ambiguïtés que celle-ci peut susciter : le chercheur doit-il chercher pour montrer le lien de celle-ci avec notre époque ou doit-il explorer des voies moins convenues ? Il plaide clairement pour cette deuxième proposition.
Le sens des formules
Plusieurs intervenants ont donc souligné l’influence de tel ou tel maitre, de tel ou tel livre et on retrouve par exemple mention de la figure de Georges Duby. Parmi les qualités de ce célèbre médiéviste, celle de l’écriture. On sent que cette préoccupation infuse nombre de contributions de l’ouvrage. En effet, on peut établir un florilège de formules distillées çà et là, comme autant de bons mots. Annette Becker souligne que « faire de l’histoire, c’est sentir l’odeur de la mort », version moderne de la célèbre phrase de Jules Michelet (« j’ai trop bu le sang noir des morts »). Philippe Gumplowicz conclut lui son intervention en s’interrogeant sur le parcours intellectuel des historiens : « un enchevêtrement de compétences péniblement acquises et d’incompétences irréductiblement résiduelles ». Dominique Iogna-Prat pointe une nostalgie parfois dangereuse pour le Moyen Âge en parlant de « médiévalgie », ce « besoin compulsif de Moyen-Age qui affecte notre société ». Guy G. Stroumsa se réfugie lui dans « l’escapisme », c’est-à-dire une tendance à travailler sur des « sujets aussi éloignés que possible de l’actualité ».
L’avantage d’un tel format est évidemment sa variété. En même temps, il permet de dégager des tendances au fur et à mesure de la lecture des itinéraires proposés. Emprunter les chemins de traverse, tel semble être le créneau partagé, même si on constate que beaucoup des participants à un tel ouvrage occupent des postes qui montrent qu’ils semblent finalement bien intégrés au système universitaire. Cela n’empêche pas pourtant d’essayer de faire changer les choses de l’intérieur, peut-être…
Jean-Pierre Costille, pour les Clionautes©