Nina Bunjevic mêle son histoire familiale avec l’histoire contemporaine des pays des Balkans comme la Croatie, la Serbie, la Bosnie-Herzégovine, puis la fédération socialiste de Yougoslavie dirigée par le maréchal et président à vie Josip Broz Tito. Elle reconstruit avec minutie le parcours de son père Peter Bunjevic au destin tragique de militant nationaliste et royaliste serbe, exilé au Canada, impliqué dans des attentats terroristes.

Tout d’abord, cette bande dessinée est remarquable par ses partispris esthétiques. Le choix du noir et blanc et, encore plus, l’usage de nombreux traits plus ou moins espacés, dans un style que l’on peut rapprocher de celui de Robert Crumb, créent une atmosphère pesante, dramatique et oppressante qui illustre parfaitement le propos et la trame narrative.
Le scénario de Nina Bunjevic est habile, il manie avec virtuosité les ellipses, les flash-backs, les souvenirs d’enfance, l’histoire familiale mais aussi l’histoire de la Yougoslavie. Le père de l’autrice, Peter Bunjevic, est né de parents serbes, dans une région croate limitrophe de la Bosnie-Herzégovine, en 1937. Durant la Seconde Guerre mondiale, cette minorité serbe en territoire croate sera l’objet de persécutions. Si la grand-mère de Nina Bunjevic est une ancienne partisane ayant combattu avec les troupes du communiste et non aligné Josip Broz Tito ; son père, Peter, exilé au Canada au début des années 1960, est proche des milieux nationalistes et royalistes serbes et du général Draza Mihailovic, fidèle à la monarchie serbe.

L’autrice réussit une bande dessinée subtile, qui tente de comprendre, d’expliquer, de remettre dans le contexte politique de la Yougoslavie, mais aussi dans des dynamiques propres à la Croatie, à la Serbie de l’entre-deux-guerres jusqu’à l’avènement de la fédération yougoslave de Tito. Elle ne prend pas parti, sa neutralité est remarquable. Si, bien sûr, elle condamne les exactions de son père, qui a clairement commis des attentats contre la communauté croate vivant au Canada (et peut-être aux États-Unis) et des Serbes pro-Tito ou des institutions de la fédération de Yougoslavie. Elle met en perspective les rancœurs, les dynamiques politiques antagonistes entre partis politiques croates, serbes, mais également entre partisans de Tito et de Staline. Elle évoque par exemple l’opposant communiste Milovan Djilas, remettant en cause l’émergence d’une nouvelle « classe » de parvenus grâce au régime de Tito.

Ses rappels historiques sont très intelligemment insérés au fil de la narration. S’ils sont assez brefs, ils sont précis et intéressants. Ainsi, le rôle et l’influence d’Ante Pavelic, chef des Oustachis croates, fascistes qui se sont illustrés durant l’entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale par leurs exactions et leurs violences, tout comme les partisans du roi serbe et du général Draza Mihailovic.

Cette histoire familiale est également originale pour une autre raison. Si son titre et le fil conducteur de la narration semblent être la trajectoire de ce père à la fois pathétique et peu sympathique, la narratrice fait la part belle aux femmes dans cette histoire de famille : sa mère décrite comme effacée, soumise, mais également capable de tout quitter pour sauver ses enfants d’un père tyrannique et mettant en danger sa famille. Nina Benjevac décrit également sa grand-mère maternelle, femme forte, parfois autoritaire, et elle aussi fortement engagée politiquement. D’autres figures féminines parsèment ce récit autobiographique, comme la tante de son père qui le défendra envers et contre tout.

 

En filigrane, cette bande dessinée permet de mieux comprendre la dislocation de la fédération socialiste de Yougoslavie à partir des années 1990-1991 jusqu’à 2006, qui marque l’indépendance du Monténégro face à la Serbie, après les cessions de la Slovénie, de la Croatie, de la Macédoine et de la Bosnie-Herzégovine. Ces antagonismes, ces ressentiments, exacerbés par des partis nationalistes, trouvent en partie leurs origines dans l’entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale, mais également dans le régime dictatorial de Tito qui avait étouffé toutes velléités de contestations ou de dissidences pendant une quarantaine d’années.

Cette bande dessinée plaira particulièrement à tous les passionnés d’histoire contemporaine, mais également aux lecteurs ou lectrices curieux des histoires concernant les pays de l’ex-Yougoslavie. Elle mêle habilement histoire familiale et histoire contemporaine. Son style souligne l’aspect tragique et dramatique des évènements évoqués, mais avec une certaine distanciation. L’autrice réussit à garder une certaine mise à distance et neutralité qui facilitent la compréhension de situations familiales compliquées et de contextes historico-politiques complexes.