Cet ouvrage est issu des actes du colloque « Femmes en déportation », tenu à l’occasion du 70e anniversaire de l’Association nationale des anciennes Déportées et Internées de la Résistance (ADIR), organisé par la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), devenue en mars 2018, la « Bibliothèque, archives, musée des mondes contemporains », les 9 et 10 décembre 2015. Michel Mezzasalma est conservateur de bibliothèque et chef du service de la presse à la Bibliothèque nationale de France. Il termine une thèse à l’université de Paris I, sur la déportation des femmes depuis la France. Fondée en 1945, l’ADIR décida dans son assemblée générale de 2005 « qu’elle avait rempli son devoir de témoigner pour toutes celles qui n’étaient pas rentrées, qu’elle avait contribué à en écrire l’histoire et qu’elle pouvait maintenant passer le relais ». Dissoute, l’ADIR confia l’année suivante ses archives à la BDIC. Elles ont été le pivot du colloque, auquel participaient quelques survivantes et de nombreux historiens, archivistes, conservateurs de musées, bibliothécaires, chercheuses et chercheurs. Ce colloque a été le premier colloque universitaire consacré à la déportation des femmes depuis la France par mesure de répression, « histoire dont on peut dire qu’elle fut longtemps méconnue et sous-estimée à l’instar de l’histoire des femmes dans la Résistance » ; cette dernière a cependant connu un véritable essor au milieu des années 1990.

L’ADIR : Une association féminine, indépendante, à vocation sociale, mémorielle et historienne

 Ce colloque « entendait tout d’abord rendre un hommage à l’œuvre de l’ADIR comme association, à l’occasion du 70e anniversaire de sa fondation : œuvre sociale, mémorielle et aussi historienne (…) Au moment où les anciennes déportées devenaient hélas de moins en moins nombreuses, ce colloque apparaissait comme un important passage de relais entre acteurs, témoins directs et historiens ».

Constituée pour venir en aide matériellement et psychologiquement aux déportées et internées à leur libération, l’ADIR devint une des principales associations de déportées. Ses fondatrices souhaitèrent une association non mixte, de femmes issues du monde résistant et indépendante, afin de conserver au mieux l’esprit qui avait été le leur dans la Résistance, dans les prisons et dans les camps (la détention en prison est l’une des spécificités de la déportation de répression des femmes). L’ADIR créa son propre service social, qui travailla à la réinsertion et à la reconnaissance des services rendus et des souffrances subies (obtention de titres, pensions et décorations). Elle prit part au combat pour la reconnaissance des pathologies concentrationnaires et organisa pour ses adhérentes les plus fragiles des séjours médicaux en Suisse. Elle contribua aux démarches visant à poursuivre les criminels de guerre et mandata Germaine Tillion (avec Geneviève de Gaulle-Anthonioz et Anise Postel-Vinay, la plus illustre des adhérentes) pour la représenter au procès des responsables du camp de Ravensbrück. Elle joua un rôle majeur dans la poursuite des médecins de Ravensbrück et son action fut déterminante pour la reconnaissance des expérimentations pseudo-scientifiques perpétrées dans ce camp contre des résistantes polonaises. Elle contribua fortement au « Réseau du Souvenir », une association créée en 1952 par d’anciens déportés, consacrée à la mémoire des déportés morts pour la France et disparus entre 1940 et 1945, à l’initiative de la construction du Mémorial de la déportation de l’Ile de la Cité à Paris, à la mise en place du concours de la Résistance et de la déportation, dont elle devint une actrice essentielle. Avec l’Amicale de Ravensbrück, l’autre association de rescapée de la déportation, elle participa à la publication de l’ouvrage Les Françaises à Ravensbrück. L’écriture de l’histoire devint un de ses objectifs majeurs. La documentation qu’elle rassembla permit à Germaine Tillion de publier les deux dernières versions de son ouvrage, Ravensbrück. L’ADIR participa à la lutte contre le négationnisme, tant sur le plan juridique que dans la recherche historique. L’entrée au Panthéon de deux figures emblématiques de l’ADIR, Geneviève de Gaulle Anthonioz et Germaine Tillion, marqua la reconnaissance tardive et indirecte de l’association.

La place du colloque dans l’historiographie de la déportation

Ce colloque a permis d’enrichir la connaissance générale de la déportation. Les recherches sur la déportation se sont dès l’origine, et jusqu’aux années 1990, concentrées sur l’étude du système concentrationnaire et des sévices subis par les déportés. Le point de départ de cette histoire était donc « l’aboutissement du processus de déportation ». « Les horreurs subies dans l’univers concentrationnaire (..), ont occulté les autres aspects de la déportation en Allemagne : en prison, dans les forteresses ou les Kommandos ». La recherche chercha ensuite à établir le nombre réel de déportés et de convois, à reconstituer des parcours en déportation, à retracer les modalités de mise en place de la déportation. Ce fut l’objectif du Livre-Mémorial de la Déportation, publié en 2004, autour de l’université de Caen et avec le soutien de la Fondation pour la mémoire de la Déportation. « Elle mit en lumière que la déportation fut une arme décisive de répression dans le dispositif des politiques de maintien de l’ordre de l’occupant nazi. » Une génération de jeunes chercheurs apparut, formée en partie par la réalisation collective du Livre-Mémorial de la Déportation. Les premières thèses sur la déportation (Thomas Fontaine, Déporter. Politiques de déportation et répression en France occupée. 1940-1945 ; Adeline Lee, Les Français internés au sein du complexe concentrationnaire du KL Mauthausen : trajectoire ; Robert Steegman, Le camp de Natzweiller-Struthof), ont re-contextualisé la déportation au sein des politiques de répression de l’occupant nazi.  « Dans le même temps, les recherches sur le système concentrationnaire et les monographies consacrées aux camps ont favorisé leur étude comme des phénomènes complexes compris dans ces politiques d’ensemble. »

Structure de l’ouvrage et thématique des communications

Le colloque s’est organisé en quatre axes de réflexions et de discussions, structurant les quatre parties de l’ouvrage : l’historiographie et la mémoire,  l’histoire de la déportation des femmes au travers celle de l’ADIR et de ses archives ; les femmes en déportation ; le panorama des archives de la déportation.

La première partie (65 pages), « Les femmes dans la déportation de répression depuis la France » comprend quatre articles : Thomas Fontaine (Femmes en déportation en France) retrace les différentes périodes de recherche sur la déportation en apportant l’éclairage des derniers travaux, centrés sur l’étude de la répression. Les autres articles sont ceux de Laurent Thiery, La déportation des femmes depuis le ressort de l’OFK 670 de Lille : un processus majoritairement judiciaire (1940-1944), de Pierre-Emmanuel Dufayel, Le Convoi de déportation comme objet d’étude : l’exemple du transport des « 27 000 » et de Philipe Mezasalma, Le Fichier des adhérentes de l’ADIR : un outil pour l’histoire des femmes face à la répression nazie. Les trois autres parties sont plus directement réservées aux chercheurs. La seconde partie (80 pages) rassemble six communications portant sur les « Nouvelles pistes de recherche : histoire des femmes et du genre ». Les communications sont consacrées à la prison d’Anrath en Rhénanie, aux femmes à Buchenwald, à la déportation des prostituées depuis la France, au Rôle de l’ADIR dans la négociation des réparations allemandes aux « lapines » de Ravensbrück (1951 – 1968), aux assistantes sociales et aux bibliothécaires résistantes et déportés. Une courte troisième partie  (15 pages), qui a pour titre « Des voix et des visages, la mémoire des déportées. Entre témoignage et histoire » présente brièvement les débuts de l’ADIR, la Société des familles et amis des anciennes déportées et internées de la Résistance (SFAADIR), créée à la suite de la dissolution de l’ADIR, le Comité international de Ravensbrück, enfin Les Françaises au Mémorial de Ravensbrück. La quatrième partie (70 pages), « Des sources pour l’histoire des déportées », rassemble neuf communications consacrées aux différents fonds d’archives disponibles en divers lieux (BDIC, Musée de la Résistance nationale de Champigny-sur-Marne, musée de la Résistance et de la déportation de Besançon, Archives nationales (où les fonds privés sont riches et de plus en plus nombreux), archives audiovisuelles de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, Division des archives des victimes des conflits contemporains (antenne du Service historique de la Défense, localisée à Caen). Serge Wolikjow (Archives de la déportation et humanités numériques), coordonnateur du réseau Archives numériques des mondes contemporains, « plaide pour un mouvement fédérant centres de ressources et recherche sur la déportation, notamment au moyen d’un portail en ligne, point d’accès unique d’archives numérisées par plusieurs institutions »

Quelques enseignements du colloque

« Les différentes contributions issues du colloque (…) mettent en évidence, en premier lieu, l’étendue du champ d’intervention » de l’ADIR, souligne Marie-Anne Matard-Bonucci dans sa communication de conclusion, Dire et écrire l’histoire de la déportation féminine. L’exploitation des archives de l’ADIR, en particulier les listes de convois, a permis de mieux connaître les modalités de la répression des femmes. L’exploitation du fichier permet de dessiner le profil de ces femmes résistantes. Elles avaient 38 ans d’âge moyen, étaient souvent mariées et parfois mères de famille, avec un niveau d’études plus élevé que la moyenne, ce qui « apporte la preuve que leur engagement était le fruit d’une décision mûrie et réfléchie, à la hauteur des sacrifices consentis » et qui « semble confirmer le lien établi, parfois un peu mécaniquement, entre culture et émancipation ». Professions médicales et sanitaires, aide sociale, sont surreprésentées parmi les adhérentes de l’ADIR, « aussi l’hypothèse d’une continuité entre l’esprit d’une profession et l’engagement semble convaincante, comme celle qui suggère que les professions de contact offraient des opportunités pour résister ». « Interroger l’histoire de la déportation au prisme du genre a permis aussi d’apporter un éclairage nouveau sur le sens même de la résistance féminine. Quand bien même les protagonistes n’en avaient pas conscience, l’acte même de résister à un ordre politique et social imposé par un régime qui avait placé, de surcroit, les valeurs patriarcales au cœur de son idéologie, était une manière de remettre en question une partition « genrée » des rôles dans le contexte de la guerre. ». Cette répartition continua à prévaloir dans les camps : travaux identiques à ceux des hommes, mais rendement exigé moins élevé ; brutalité des gardiennes moins meurtrière que celle des Kapos des camps d’hommes ; en conséquence, moindre mortalité des femmes déportées (jusqu’à l’automne 1944) ; expression de la solidarité différente : les femmes s’autorisant davantage les expressions de tendresse par des gestes ou des dons.

Quelques pistes de recherche

Communications et discussions « ont permis de pointer quelques enjeux qui mériteraient, à l’avenir, de plus amples investigations » : le rapport de ces femmes à la politique ; la question des liens familiaux (rapports mères-filles) ; celle de la réintroduction au sein de l’univers concentrationnaire de formes de hiérarchies et de rapports de domination à l’intérieur du groupe des déportées en fonction de l’origine, de la culture politique, ou de ce qui avait motivé la déportation (les résistantes et politiques se situaient en général, en haut de l’échelle de valeurs propre à la population déportée tandis que les prostituées étaient frappées de discrédit) ; sexualité (prostitution, homosexualité) et rapport à la maternité. « A une époque où celles-ci étaient étroitement associées à l’idée de féminité, la disparition des règles représenta un supplément d’angoisse auquel maints témoignages font allusion. Sur la question du corps également. Quelles furent les conséquences des mauvais traitements et des atteintes à la « féminité » (tonsure, vêtements, etc.) ? Dans quelle mesure ceux-ci conditionnèrent-ils la vie ultérieure des ex-déportées dans leur rapport à elles-mêmes, aux hommes, à la famille, etc. »

© Joël Drogland pour les Clionautes