Histoire des canons allemands à longue portée qui bombardèrent Paris en 1918.
L’histoire vraie de la «Grosse Bertha», ce canon géant qui bombarda Paris en 1918, est riche en surprises. Le mythique surnom populaire donné par les Parisiens à l’arme qui les frappa lors des offensives Ludendorff dissimule en réalité, sous cette dénomination générique, plusieurs tubes employés simultanément contre le capitale : les «Paris Kanonen». Leur existence est emblématique de la supériorité allemande dans le domaine de l’artillerie et de l’excellence technologique de la firme Krupp. En dépit des espoirs allemands, le moral des Parisiens résista au danger. De cet épisode singulier de la Première guerre mondiale, le journaliste et historien Christophe Dutrône, spécialiste en histoire militaire, livre ici une solide étude. L’écrin très soigné que lui offrent les éditions Pierre de Taillac est agrémenté d’une iconographie d’époque abondante et de belle qualité.

Une spectaculaire performance technologique

Les modalités de l’extraordinaire émergence de la firme Krupp sont le prologue d’une épopée scientifique et militaire hors normes. Les expérimentations des ingénieurs allemands permettent la mise au point de canons géants utilisant la portance de l’air raréfié de la stratosphère pour frapper à très longue distance. La mise en œuvre de cette arme secrète est soumise à des contraintes techniques et balistiques complexes. L’imprécision du tir très lointain limite son action à des cibles de vaste superficie : Paris est, à cet égard, un objectif optimal. Des travaux d’infrastructure, de camouflage et de protection considérables sont menés pour aménager le site de Crépy-en-Laonnois à 120 km de la capitale. «Bébés Krupp» d’un genre très particulier, trois pièces monstres de 34 mètres de long et d’un poids de 91 tonnes, servies par les artilleurs de la Kriegsmarine, y sont déployées.

Depuis cette position, qui est ensuite relayée par celles du bois de Corbie, puis fugacement de Fère-en-Tardenois, une série de 320 tirs s’est abattue sur Paris et sa banlieue au cours de 44 jours de bombardement, qui s’étalent de la fin mars à début août 1918, en concomitance avec les offensives Ludendorff. Il en résulte 256 morts, ainsi qu’un gros effet psychologique en raison du caractère aveugle du bombardement et de sa stupéfiante portée de 120 km, authentique prouesse balistique et technologique.

Les Français face aux «Paris Kanonen»

Côté français, ces bombardements constituent une indéniable surprise stratégique. Une analyse efficace permet pourtant d’identifier en quelques heures la nature de la menace et son origine géographique. Les tirs de contre-batterie débutent en seulement 24 heures. Des mesures de sécurité d’une efficacité aléatoire sont prises dans la capitale. Malgré les victimes, l’impact psychologique escompté par les Allemands n’est pas au rendez-vous : le moral des Parisiens ne fléchit pas. Le retentissement international de l’impressionnant carnage de l’église Saint-Gervais, où un obus tue 91 personnes dans la foule venue assister à l’office chanté du Vendredi Saint, est même néfaste pour l’image de l’Allemagne. Pour les plus inconscients ou les plus curieux, le bombardement devient une forme d’attraction urbaine. Pour d’autres, le risque constitue au contraire un motif d’exode hors de la capitale : un sixième de sa population quitte ainsi la ville. Fatalistes, la plupart des Parisiens s’accommodent de ce hasard qui perturbe ponctuellement la vie quotidienne de leur métropole. Complétant le dossier, une carte et un récapitulatif des coups tombés sur la cité, ainsi que la liste des victimes du coup au but destructeur de l’église Saint-Gervais, sont joints en annexe.

Du secret au mystère

Confrontée à la défaite, l’Allemagne pratique la politique de la terre brûlée. Pour entraver tout transfert de technologie sur les canons à très longue portée au profit des vainqueurs, les matériels et la documentation écrite sont détruits sur l’ordre des autorités à la fin de la guerre, et les personnels astreints au secret patriotique. Ne subsistent que quelques photos attestant l’existence révolue des Paris Kanonen. Malgré le peu de traces exploitables, les services de renseignement alliés s’efforcent de percer les secrets des armes détruites. Forts de leurs analyses balistiques et techniques des résidus des tirs sur Paris, les Français sont ceux qui vont le plus loin, en parvenant à leur tour à mettre au point un prototype analogue. Durant la Deuxième Guerre mondiale, l’armée allemande remet en service, de façon beaucoup moins spectaculaire, quelques pièces d’artillerie du même ordre. Démonétisée par l’avènement des bombardiers et des missiles, la technologie des canons à tir lointain se prolonge pourtant à travers les énigmatiques entreprises du scientifique canadien Gerald Bull, mystérieusement assassiné en 1990 après s’être acoquiné avec Saddam Hussein…

De rares malfaçons parsèment ici et là le propos (Basel est le nom germanique de Bâle ; y a-t-il eu sept ou huit tués près de la Gare de l’Est, Fritz Krupp est-il mort en 1902 ou 1907 ?) ; la plus perturbante est la petite discontinuité du texte constatée p.130-132. C’est néanmoins un tour d’horizon particulièrement complet que dévoile Christophe Dutrône. Associant aventure technologique et roman vrai de la guerre, les péripéties palpitantes de l’odyssée des «Paris Kanonen» sont relatées de manière très accessible, en s’appuyant sur une documentation solide (presse d’époque, témoignages, archives militaires, sources étrangères, études historiques récentes. L’iconographie variée et luxueuse de l’ouvrage apporte une raison supplémentaire de feuilleter avec appétit ce mémorial de la foudre allemande qui s’abattit sur Paris, sans jamais abattre les Parisiens.

© Guillaume Lévêque